En
Géorgie, la Russie a voulu montrer ce changement de ton et la
crédibilité apparemment retrouvée de son armée, en surprenant le monde
entier en pleine trêve olympique. Le message était surtout destiné à
ses voisins immédiats. Mais le problème de la crise en Géorgie, ce
n’est pas tant les séparatismes abkhase ou ossète, que la gestion d’une
nouvelle Russie dont l’idéologie a pour leitmotiv la nostalgie de
l’empire.
« The Rise of the Rest »
Robert
Kagan estime que cette date d’août 2008 marque le « retour officiel de
l’histoire », avec la résurgence de la compétition entre puissances et
des nationalismes, phénomènes que l’on croyait en voie d’atténuation
avec la mondialisation et l’interdépendance économique. On assiste
aussi à lutte acharnée entre les États pour le contrôle des ressources.
Avec ce changement de donne géopolitique et géoéconomique, il est
clairement temps de reconsidérer notre partenariat avec la Russie, ce
grand voisin oriental de l’UE avec lequel on ne peut se passer de
composer.
Une fois passée la lune de miel avec les États-Unis
après le 11 septembre 2001, le second mandat de Vladimir Poutine a
clairement positionné la Russie en contre-modèle de la puissance
américaine. Cela a été visible ces dernières années lorsqu’avec la
Chine, Moscou faisait front commun au Conseil de sécurité pour empêcher
ou modifier des résolutions concernant l’Iran ou le Darfour par
exemple. Alors que les guérillas urbaines en Irak et en Afghanistan, ou
les mouvements terroristes, contestaient déjà l’Amérique « par le bas »
depuis de nombreuses années, apparaissait en parallèle une contestation
« par le haut » de la politique américaine, de la part de grandes
puissances émergentes ou « réémergentes ». La Russie a pu profiter de
l’impopularité des États-Unis dans le monde et de leur patinage
militaire au Moyen-Orient pour s’affirmer. Moscou souhaite l’émergence
d’un nouvel ordre international, multipolaire, et dans lequel la Russie
aurait toute sa place ; ce souhait est déjà en partie réalisé avec le
basculement progressif mais réel du centre de gravité du pouvoir
économique, vers l’Est. Dans son ouvrage The rise of the rest,
Fareed Zacharia décrit ce monde post-américain dans lequel les
Etats-Unis ne dominent plus l’économie, n’orchestrent plus la
géopolitique et n’asphyxient plus les différentes cultures. Il voit la
croissance de pays comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou la Russie (le
fameux BRIC) comme « the great story of our time », qui va refaçonner le monde. Faut-il rappeler que c’est bien la Chine qui tire la croissance mondiale.
La confrontation russo-occidentale
Pour
comprendre la situation géopolitique de ces derniers mois, il faut se
garder d’adopter une vision binaire opposant irrémédiablement le bien
contre le mal. Certes, il faut tenir compte des provocations russes et
de la brutalité de Moscou dans sa volonté de garder le pouvoir sur son
« étranger proche ». Mais il ne faut pas oublier les
manœuvres des États-Unis dans cette zone, qui visent depuis les années
90 à contenir et à isoler la puissance russe, la repoussant au maximum
à l’intérieur de ses propres frontières. Les indécisions et les
divisions des Européens sur la relation que l’UE doit entretenir avec
son voisin russe, ont également été un facteur déterminant. La Russie a
toujours marqué des points quand l’Occident vacillait.
Revenons
un peu en arrière. Au cours des années 90, Bill Clinton et son
administration ont commencé à se pencher sur les ressources
énergétiques de la mer Caspienne. Grâce à un rapprochement entre
Washington et l’Azerbaïdjan, un système d’acheminement des ressources
énergétiques vers l’Ouest a pu être mis en place. L’oléoduc BTC
(Bakou-Tbilissi-Ceyhan) puis le gazoduc BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum),
symbolisent la coopération Ouest-Est qui inclut entre autres les
Etats-Unis, la Turquie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. La Russie, qui
contrôlait auparavant l’acheminement des énergies caspiennes et d’Asie
centrale vers l’Ouest, en est exclue. En parallèle, les Etats-Unis se
sont impliqués dans la résolution du conflit du Haut-Karabakh entre
l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ils ont également mis en place une
coopération militaire avec les pays du sud Caucase (soit via l’OTAN,
soit de manière bilatérale), et le Congrès a voté l’allocation d’aides
financières à l’Arménie et à la Géorgie (préfigurant l’intégration de
ces pays dans le projet américain Millenium, dont le but est
d’encourager les politiques de développement dans les pays à bas
revenu). Contrairement à la promesse de G.H. Bush après la chute de
l’URSS de ne pas étendre l’Alliance Atlantique aux anciennes
républiques soviétiques, l’OTAN s’est progressivement étendue, en 1998
puis en 2004, à des pays que Moscou considère comme son arrière-cour.
Aujourd’hui sur les trois républiques du sud Caucase, seule l’Arménie,
qui est proche de la Russie notamment sur le plan militaire, a fait
savoir qu’elle ne souhaitait pas intégrer l’OTAN. L’Azerbaïdjan, la
Géorgie et l’Ukraine (quoique pour cette dernière, compte-tenu de la
crise politique actuelle, il est difficile d’y voir clair) ont
clairement d’autres intentions. Cela représente la ligne rouge pour
Moscou, car cela scellerait durablement le recul de son influence
régionale.
Si on ajoute à cela les « révolutions de couleur »
qui ont placé des leaders pro-occidentaux à la tête de l’Ukraine et de
la Géorgie, ainsi que la volonté américaine d’implanter un bouclier
antimissile en Pologne et en République Tchèque, on comprend
l’énervement grandissant des Russes ces dernières années. Autant de
sujets, tout comme celui du Kosovo, qui ont largement titillé le
pouvoir russe ces derniers temps. De ce fait, la vision russe reste
celle d’un pays menacé d’encerclement par les politiques occidentales
notamment. Cette peur de voir basculer la fameuse ceinture
balto-pontique de « l’autre côté », tout comme la poussée vers les mers
chaudes, a toujours été une constance de la diplomatie russe.
De
ce fait, les relations entre la Russie, les États-Unis et l’Union
européenne, ont été extrêmement tendues ces dernières années. Les
attaques rhétoriques, les mises en garde, les reproches, voire les
insultes se transmettent par conférences de presse interposées. Le
premier discours à la nation du Président russe Dimitri Medvedev, début
novembre devant la Douma, étant ainsi particulièrement révélateur de
ces tensions. Ce discours est marqué par des attaques répétées contre
la politique étrangère et économique « égoïste » des États-Unis. C’est dans ce discours que le Président russe a déclaré que « pour
neutraliser - si nécessaire - le système antimissile [américain], un
système de missiles Iskander [serait] déployé dans la région de
Kaliningrad ».
La
guerre en Géorgie et ses suites ne sont pas la raison principale de ces
crispations, mais seulement la manifestation des problèmes qui
s’accumulent depuis 1991, tant au sujet de l’OTAN et de l’influence
grandissante des Etats-Unis dans la zone, qu’en raison du manque de
cohérence de la politique de voisinage de l’UE. Le cadre du partenariat
européen avec la Russie, signé en 1997 et dont les négociations
devraient reprendre début décembre, est largement inefficace et
illustre parfaitement la difficulté pour l’UE de construire un
partenariat stratégique équilibré et cohérent avec Moscou. Il ne permet
pas à la Russie de se sentir réellement comme un partenaire égal de
l’UE, qui ne dispose par d’outils efficaces pour construire une
relation intelligente avec Moscou. De plus, concernant la politique de
voisinage européenne, les Russes la comprennent avant tout comme un
moyen supplémentaire de saper leur influence dans les anciennes
républiques socialistes. Le projet de la Commission Européenne visant à
créer un « partenariat oriental » (sur le modèle du projet de
l’Union pour la Méditerranée), incluant notamment la Biélorussie et
devant être présenté début décembre, est reçu à Moscou de la même
manière.
Le retour du sentiment national d’une puissance en quête de respectabilité
Plus
généralement, l’Occident récolte quinze années de mépris et
d’aveuglement vis-à-vis de la Russie. D’abord attirée par le modèle de
développement occidental, la nation pluriséculaire qu’est la Russie ne
souhaite plus aujourd’hui une intégration totale (politique,
diplomatique et économique) à l’Occident. Sa relation avec les
organismes internationaux le montre bien : refus du plan de l’ONU sur
la Géorgie, suspension de la coopération militaire avec l’OTAN, retrait
du traité sur les forces conventionnelles. Les exemples de
désengagement sont nombreux. Elle estime être une civilisation à part,
plus proche de l’eurasisme que de l’occidentalisme. L’Ouest n’est plus
tellement un modèle, bien au contraire, sa perte d’influence et sa
décadence sont souvent stigmatisés par les dirigeants russes.
Moscou
traverse une période de réaction nationaliste à l’humiliation subite
après la chute de l’URSS. Cette exaltation a été entretenue par
l’augmentation des prix des matières premières, nouveau paradigme
économique qui lui a laissé entrevoir une fenêtre d’opportunité pour
regagner du pouvoir sur sa zone d’influence, et s’imposer à nouveau sur
la scène internationale. Le consensus au sein du Kremlin et de la
majorité de la population russe, est que l’attitude de Moscou en
Géorgie est plutôt justifiée. Certes, ce consensus national est en
grande partie permis par la propagande d’État, avec une télévision
contrôlée par le pouvoir, le muselage de l’opposition et la faiblesse
de la société civile. Mais cela reflète également le sentiment actuel
d’une peuple, trop content de voir sa patrie relever la tête. Medvedev
a déclaré lors d’une session du Valdai Club (club de relations
publiques du Kremlin, réunissant journalistes, spécialistes et hommes
politiques russes et servant de plus en plus de relais pro-kremlin),
que la Russie ne supporterait pas d’autres humiliations. Il ne faut
donc pas sous-estimer la volonté des Russes de faire des démonstrations
de force pour défendre leurs intérêts comme ils l’entendent, quoiqu’il
leur en coûte.
Trouver les ingrédients d’une « Smart Realpolitik »
Le
dilemme qui se pose donc, tant à l’Europe qu’aux États-Unis, est de
retrouver un juste équilibre pour composer avec les Russes, en prenant
en compte tous ces paramètres. Cesser les provocations inutiles,
construire un partenariat fort et durable qui encadre l’interdépendance
entre l’UE et la Russie, sans faire de compromis sur nos valeurs,
c’est-à-dire refuser la brutalité russe quand cela est nécessaire. Car
il a toujours manqué à la Russie un ingrédient essentiel à sa puissance
: la respectabilité. En clair, il s’agit pour les Occidentaux de
trouver les ingrédients d’une « smart realpolitik » pour
reprendre l’expression d’Hubert Védrine. Les choses vont-elles changer
avec l’élection de Barack Obama ? Déjà Medvedev a tendu la main au
Président américain, en proposant d’abandonner sa décision de déployer
des armes nucléaires à Kaliningrad, si le nouveau président américain
renonce de son côté à implanter en Pologne et en République tchèque un
bouclier antimissile. De leur côté, les Européens estiment que la
menace de déploiement russe ne serait guère compatible avec la
proposition du Kremlin d’un « pacte de sécurité » pan-européen. Le
président Sarkozy a proposé que ce projet de « traité global de
sécurité », présenté à Berlin en juin 2008 par le président Medvedev,
soit discuté dans le cadre de l'OSCE l'an prochain et a suggéré un gel
du projet américain de bouclier antimissile. Cette volonté de
réchauffement s’illustre également dans la convergence de vue des
propositions françaises et russes au sommet du G20 de Washington. Ils
ont plaidé pour une refonte du système financier international et de
ses grandes institutions, faisant alliance face à des États-Unis plutôt
réticents à l’abandon des règles de fonctionnement du libéralisme. Sans
conteste, les contours d’une nouvelle ère dans le partenariat entre
l’Occident et la Russie sont en train de se dessiner…
Audrey Gentilucci
Pôle études
Groupe Russie, Europe orientale, Énergie
et
Camille Roux
Vice-Présidente, responsable du Pôle Études