2013 fut presque unanimement saluée comme celle des succès répétés de la diplomatie russe, avec à son actif l’Iran, via la perspective d’une levée progressive des sanctions, la Syrie, où les Etats-Unis renoncèrent à employer la force en dépit d’engagement récents en ce sens, et enfin l’Ukraine, dont le gouvernement avait décidé en novembre dernier de reporter sine die la signature d’un accord d’association avec l’Union européenne.
L’année 2014 s’est engagée d’une manière bien moins favorable à la Russie, avec le camouflet infligé par les manifestants de Kiev au gouvernement de Yanoukovitch, et la fuite pathétique de ce dernier, accueilli à contrecœur en Russie.
Prétextant la protection des minorités russes et russophones, face à de nouvelles autorités supposées russophobes à Kiev, la Russie est rapidement intervenue: militairement en Crimée, et sous forme d’agitation politique dans l’Est de l’Ukraine.
Le référendum du 16 mars semble couronner cette stratégie de succès: la Crimée est probablement perdue pour l’Ukraine, qu’elle acquière une indépendance de façade, sur le modèle de l’Ossétie du Sud, ou qu’elle soit rattachée à la Fédération de Russie comme cela se dessine.
Or s’agit-il réellement d’un succès? Il y a deux manières de se prononcer. Suivant une première acception du terme, il s’agit d’un succès si le résultat obtenu est conforme aux objectifs précédemment formulés (publiquement ou non). Suivant la seconde acception, on ne peut parler de succès que si les événements en question améliorent la situation du principal acteur, la Fédération de Russie en l’occurrence.
Dans le premier cas, rares sont ceux qui connaissent les objectifs précis du Kremlin, mais s’il s’agissait d’arracher la Crimée à L’Ukraine comme on peut le présumer, alors succès il y a. A cela notons qu’il n’y guère de mérite: il est clair que l’Ukraine n’avait pas les moyens de s’opposer à la puissance militaire de son grand voisin, et que personne à l’Ouest ne souhaite mourir pour la Crimée.
Dans le second cas, la réponse est beaucoup plus nuancée.
Sur le plan stratégique, la flotte Russe de la Mer Noire n’y gagne rien non plus puisqu’il était à peu près acquis que la concession de Sébastopol aurait été reconduite ad vitam aeternam.
Sur le plan intérieur, Vladimir Poutine crée l’illusion de la puissance, toujours appréciable en période de ralentissement économique. Mais c’est un pis-aller: l’Union douanière, qui devait via l’Union eurasienne ressusciter un semblant d’empire sur le modèle de l’URSS (dont l’éclatement, on ne le rappellera jamais assez, reste considéré par Vladimir Poutine comme “la plus grande tragédie du 20e siècle”), est moribonde: la Biélorussie ne joue le jeu qu’en échange de subventions, le Kazakhstan semble regretter de l’avoir rejointe, et l’Arménie, et donc peut-être la Crimée, sont des prises de guerre bien modestes.
Pour cette victoire dont les effets seront sans doute éphémères, la Russie prend des risques de conséquences lourdes, et surtout durables.
Avant même d’éventuelles sanctions économiques, les marchés ont envoyé un signal fort: la Russie n’est plus perçue comme un pays émergé stable, mais au contraire en partie imprévisible. On sait qu’il ne faut que quelques secondes pour affecter la confiance des investisseurs, mais des années pour la reconquérir. Or l’économie russe est dépendante à l’excès de la rente énergétique et doit absolument trouver des relais de croissance, qui passent par des transferts de compétences, eux-mêmes liés à la présence d’investisseurs internationaux.
Les éventuelles sanctions économiques pourraient amplifier ce phénomène, alors même qu’après des décennies de croissance extrêmement dynamique, notamment portée par le prix des hydrocarbures, le PIB devrait au mieux croître très modestement en 2014. Or si les inégalités abyssales qui caractérisent la société russe semblent n’avoir que des conséquences limitées sur la stabilité sociale, c’est bien parce qu’in fine chacun bénéficie (dans des proportions bien sûr très variables) des fruits de la croissance. Que celle-ci s’arrête et les revendications en termes de redistribution ou de contestation de la corruption pourraient émerger avec force.
Sur le plan diplomatique, alors qu’en 2013 la Fédération de Russie avait réussi à utiliser le droit international comme un outil à des fins de realpolitik, à savoir la protection de ses alliés Iranien et Syrien, les tentatives de justifier l’intervention en Crimée au nom justement de ces mêmes règles n’a trompé personne. Son discrédit au Conseil de Sécurité est manifeste, et a déclenché non seulement l’opprobre de la plupart des membres du Conseil, mais même les moqueries de certains. On notera également que des alliés traditionnels de la Russie comme l’Iran, la Chine ou la Biélorussie ne l’ont pas soutenue.
Derrière une apparente démonstration de force, qui trouve d’ailleurs certains admirateurs en France, les actions récentes de la Fédération de Russie semblent s’apparenter à une fuite en avant, assises sur des considérations de politique intérieure, et qu’elle pourrait regretter à brève échéance.
Image: Wikimedia
[MàJ 25/3/14 - 13h24: Correction de coquilles]