Du partenariat oriental à Euronest
Après une période d’intenses tensions à la suite de l’intervention
russe dans le Caucase, l’atmosphère semble se réchauffer à l’Est de
l’Union Européenne. Et ce n’est pas un hasard si la reprise des
négociations concernant le partenariat stratégique russo-européen
(gelées depuis le 1er septembre 2008) correspond à l’ouverture par la
Commission européenne du « Partenariat oriental » proposé depuis
bientôt dix ans par la Suède et surtout par la Pologne. Après le
lancement du projet euro-méditerranéen, la Commission porte désormais
son intérêt sur les voisins de la frontière orientale de l’UE. Elle
propose de lancer officiellement le Partenariat oriental au printemps
2009, lors d’un sommet spécial. En parallèle, à l’initiative du
Groupe parlementaire du Centre-Droit (PPE-DE) au Parlement européen,
vient d’être approuvé le principe de la création d'une Assemblée
parlementaire pour les relations avec les États voisins de l'Est de
l'Europe. Cette Assemblée, dite Euronest, devrait être mise en place
après les prochaines élections européennes sur le même modèle que les
Assemblées déjà existantes concernant la Méditerranée (EMPA) ou les
pays d’Amérique Latine (Eurolat). Euronest vise à renforcer le dialogue
et les échanges parlementaires à caractère multilatéral, entre les pays
de l'UE et leurs voisins de l'Est (Ukraine, Azerbaïdjan, Arménie,
Géorgie, Moldavie et représentants des forces démocratiques de
Biélorussie). C’est un signal politique fort en direction de ces pays,
symbole de la volonté européenne de bâtir des relations fortes et
structurées avec ses voisins orientaux.
La gestion du facteur russe
Dans cette logique de partenariat oriental, l’UE doit tenir compte de
la Russie, qui n’a pas toujours vu d’un bon œil cette « intrusion »
européenne, dans des pays qu’elle considère comme sa zone d’influence
directe. Alors que le voisinage est devenu un enjeu primordial des
relations russo-européennes, l’UE doit élaborer une véritable réflexion
pour trouver une cohérence entre sa politique de voisinage et son
partenariat avec la Russie. M. Barroso a rappelé dans son dernier
discours que les initiatives européennes vers l’Est ne devaient en
aucun cas être considérées comme concurrentes de la politique étrangère
russe. D’après lui, «il ne s'agit pas d'établir des zones
d'influence ou de tracer de nouvelles lignes de démarcation en Europe.
Nous estimons qu'à l'ère de la mondialisation et de l'ouverture, nos
relations extérieures doivent être fondées sur le partenariat,
l'ouverture des sociétés, le libre-échange et le multilatéralisme».
Ainsi il est pertinent de se demander si cette zone stratégique peut
constituer un sujet de coopération active entre l’UE et la Russie. Le
meilleur moyen pour stabiliser cette région ne serait-il pas d’agir
ensemble, grâce à des politiques communes ou du moins complémentaires?
Peut-on arriver à créer une « maison européenne commune »
comme l’appelait de ses vœux Mikhaïl Gorbatchev ? Et donc abandonner
enfin, la vision géostratégique du jeu à somme nulle, héritée de la
Guerre froide, qui établit que tout ce que l’Occident gagnera, la
Russie le perdra.
La prise en compte tardive d’une nouvelle réalité géopolitique
La dernière vague d’élargissement de l’UE aux huit pays d’Europe
centrale et orientale a donné naissance à une nouvelle zone stratégique
(Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), qui
fait tampon entre l’UE et la Russie. Les interruptions des livraisons
d’hydrocarbures russes à l’Ukraine (2006/2008) et en Biélorussie
(2007), tout comme le conflit en Géorgie à l’été 2008, témoignent du
rôle crucial de cette région en tant que « pivot géopolitique ».
La politique de voisinage communautaire à destination de ces pays de
l’Est a été mise en place tardivement. En effet lors de la dernière
vague d’élargissement, la Commission s’est concentrée avant tout sur
des problèmes techniques internes et l’ajustement des grandes
politiques européennes (comme la PAC ou les fonds structurels), sans
vraiment considérer les implications géopolitiques, mais également
sociales et économiques d’un tel élargissement (par exemple au regard
des travailleurs transfrontaliers entre l’Ukraine et le Pologne, après
la fermeture de la frontière en 2004). L’émergence du voisinage
comme problématique politique, sur l’agenda de l’UE, a donc été
tardive. Ce n’est que lors de la finalisation des négociations
d’adhésion en 2002, que la question a été réellement soulevée. Les pays
membres ont pris conscience de l’interdépendance qui les liait avec
leurs nouveaux voisins, de leur « destinée commune » selon
les termes de Romano Prodi. En effet, l’UE s’est alors retrouvée
mitoyenne de pays ayant un niveau de développement très éloigné du
sien, et connaissant d’autre part de très fortes disparités
socio-économiques entre eux. Le but était de stabiliser politiquement
cette zone et d’accompagner économiquement les nouveaux voisins. En
clair, il s’agissait de les aider à passer le cap de la transition.
L’enjeu était aussi sécuritaire : les nouvelles menaces que faisaient
peser sur le continent européen les conflits « gelés », l’immigration
clandestine, le crime organisé et les trafics en tout genre, étaient
autant d’éléments qui obligeaient l’UE à repenser sa politique de
sécurité. La politique de voisinage, officiellement mise en place en
2004, permettait à l’UE d’incorporer les relations bilatérales
développées depuis une dizaine d’années avec les ex-républiques
soviétiques, dans une architecture d’ensemble, une sorte de toit
commun. Sa philosophie était semblable à celle qui sous-tend
l’ensemble de la construction européenne : éviter les conflits en
resserrant les liens économiques entre les pays, afin de développer une
zone de prospérité et de sécurité. Cette politique de voisinage s’est
inspirée de la dimension septentrionale, lancée en 1999 à l’initiative
de la Finlande. La dimension septentrionale visait à développer une
«interdépendance positive », afin entre autres de renforcer, entre
autres, la sécurité dans les pays du pourtour de la Baltique. En se
fondant sur des mécanismes incitatifs, cette politique proposait aux
nouveaux voisins de participer à certaines politiques européennes. Cet
accès au Marché unique supposait une certaine harmonisation des normes
législatives des pays tiers avec celles de l’UE (alignement sur
l’acquis communautaire).
Une illustration du soft power européen
Pour aider ces pays dans le processus de transition politique et
économique, l’UE met aujourd’hui à leur disposition des fonds très
importants (en 2007, les programmes MEDA et TACIS, ainsi que d’autres
programmes, ont été remplacés par un instrument unique - l'Instrument
européen de voisinage et de partenariat (IEVP)). Ces fonds sont
susceptibles d’être accrus en fonction des progrès réalisés ; ainsi, en
plus des 450 millions d’euros alloués pour 2008, la Commission pourrait
ajouter 350 millions pour la période 2010-2013. À terme, la Commission
veut proposer à ces pays des accords d’association (prévoyant à terme
la création d’une zone de libre-échange). Cette politique est une
illustration du « soft power » européen, l’UE représentant un modèle
attractif de développement capable d’influencer ses voisins. L’Ukraine
ou la Géorgie ont d’ailleurs cherché à se rapprocher de ce modèle
politique européen ; la révolution Orange en Ukraine en 2004 ou la
révolution de la Rose en Géorgie un an plus tôt, sont les
manifestations de ce choix pro-occidental, dont les succès sont
aujourd’hui mitigés.
Le retour de l’UE sur les questions de sécurité
Plus qu’un simple acteur politique, l’UE sait aussi s’impliquer en tant
qu’acteur sécuritaire dans cette zone. L’UE est par exemple active en
matière de politique d’immigration (accords de réadmission en échange
d’une simplification des procédures de visas) ou d’implication dans les
conflits « gelés » de la région, tels que celui en Transnistrie ou
dernièrement en Géorgie. Après une gestion catastrophique de la guerre
dans les Balkans il y a une dizaine d’années, l’UE a su montrer dans le
Caucase qu’elle avait la capacité de gérer les problèmes sur son
continent, sans faire appel systématiquement à la puissance américaine.
Elle a joué le rôle délicat de médiateur, en défendant la position la
plus équilibrée possible. Il faut cependant noter que la conjoncture
était favorable, avec la présidence du Conseil de l’UE tenue par un
leader déterminé, qui a su profiter du relatif mutisme des États-Unis,
alors en pleine campagne présidentielle.
Un bilan mitigé de la politique de voisinage
Néanmoins, les résultats de l’action de l’UE dans cette région restent
limités. D’une part, du fait d’une absence de perspective d’adhésion à
l’Union pour ces voisins orientaux, et d’autre part en raison des
héritages, notamment soviétiques, dans la zone. Les interdépendances
économiques héritées du passé ne sont pas facilement réformables. Il y
a aussi le jeu de la Russie dans toute cette ceinture balto-pontique,
et l’absence d’une vision stratégique commune européenne sur le sujet.
Au-delà de tous les mécanismes d’aide, l’Union peine à nouer des liens
solides avec ces pays. L’exemple ukrainien est particulièrement
révélateur des problèmes auxquels se heurtent l’UE dans cette région.
L’Ukraine est tiraillée entre l’UE et la Russie, économiquement et
culturellement, tiraillement qui est en partie responsable de
l’instabilité politique du pays et du retard pris dans l’application
des engagements vis-à-vis de l’UE. L’UE se trouve confrontée aux
ambiguïtés et aux contradictions de sa politique de voisinage. Tout en
incitant les pays à aller vers une harmonisation législative et à
adopter les valeurs et les normes européennes (la démocratie, les
Droits de l'Homme, la règle de droit, la bonne gouvernance, mais aussi
les principes d’économie de marché et le développement durable), il n’y
a pas pour le moment de promesse d’adhésion, comme cela fut le cas pour
l’Europe centrale et baltique dans les années 90. Les propositions de «
Partenariat oriental » qui suivent cette même logique ne satisfont pas
l’Ukraine, qui, théoriquement, en tant que pays européen (à la
différence des pays méditerranéens), peut être candidate (article 49 du
Traité UE). Le jour où l’Ukraine respectera totalement les « critères
de Copenhague », la question de son adhésion devra inévitablement être
posée aux citoyens européens.
Une diplomatie russe très réactive
À l’opposé du soft power européen, Moscou mène dans la région une
politique plus brutale, fondée sur les rapports de force, et peine à
proposer un modèle d’intégration alternatif attirant. Les anciennes
républiques sœurs restent une priorité de la diplomatie russe, mais
l’influence de Moscou dans cette région s’est érodée depuis une dizaine
d’années. La Russie reste certes une puissance incontournable dans
certains secteurs, notamment énergétiques, mais dans d’autres, elle
n’est plus qu’un acteur parmi d’autres. De plus, elle a assisté
impuissante à la construction de gazoducs et d’oléoducs qui contournent
son territoire, comme le Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Or la Russie
considère toute avancée de l’UE dans cette zone comme une défaite
personnelle, quasi vitale pour sa survie. Ce pays marqué par la perte
de son statut de grande puissance est pétrie par la vision classique
des relations internationales, selon laquelle il ne peut y avoir entre
grandes puissances que des jeux à « somme nulle ». Face à des
évolutions géopolitiques qu’elle peine à maitriser, la Russie souhaite
renforcer sa présence politique et sécuritaire, pour s’imposer comme un
acteur majeur, sinon unique dans la région. Si les politiques
communautaires l’inquiètent, c’est surtout l’expansion de l’OTAN qui
crispe vraiment la Russie, la renvoyant au processus de décomposition
de son empire. Cet élargissement de l’OTAN a une dimension stratégique,
mais aussi symbolique, qu’il ne faut surtout pas négliger. La
diplomatie russe se révèle ainsi très réactive, en usant l’arme
énergétique et des moyens coercitifs. Les interruptions de livraisons
de gaz se basent certes sur des motivations commerciales légitimes
(l’alignement des tarifs préférentiels sur les prix du marché), mais la
systématisation de ces coupures, le moment où elles interviennent, leur
brutalité et les menaces qui les accompagnent, illustrent ce côté «
immature » de la diplomatie russe, qui semble parfois se comporter
comme un enfant vexé. Du même coup, l’image de la Russie se trouve
encore écornée. Pourtant, force est de contacter qu’elle a marqué
des points : que ce soit sur l’élargissement de l’OTAN, l’installation
du bouclier anti-missiles ou la fermeture des bases américaines au
Kirghizstan, Européens comme Américains sont en train de revoir leur
copie. Cela dit, la Russie ne constitue pas encore un véritable pôle
d’attraction pour les anciennes républiques soviétiques, et ce d’autant
plus depuis l’éclatement de la crise. Ses voisins la craignent trop
pour lui faire confiance. On est encore loin de la normalisation des
relations entre l’ancien centre et les pays frères.
Vers une nouvelles architecture de sécurité pan-européenne ?
La
guerre en Géorgie a permis de replacer l’UE comme acteur légitime dans
ces confins orientaux. Les États-Unis semblent revenir sur la ligne
dure adoptée par Georges W. Bush et la politique du « containment » de
la Russie. De son côté, avec un baril de pétrole en dessous des 40$, la
Russie n’est plus dans la position de dominer ses voisins. Il est
peut-être temps de repenser une complémentarité des rôles russe et
européen, dans la gestion de cette zone instable. Le Ministre des
affaires étrangères russe Serguei Lavrov a récemment proposé un projet
de sécurité pan-européen. La Russie a toujours déploré l’approche
bilatérale sur laquelle est basée la politique de voisinage européenne,
bien qu’elle ait elle-même souvent usé de la vieille tactique « diviser
pour mieux régner » afin d’imposer ses vues au sein de l’UE. Ce nouveau
cadre multilatéral aurait pour mérite d’associer davantage la Russie au
processus de mise en œuvre de la politique de voisinage et, en
favorisant la stabilité et la prospérité de cette zone stratégique,
être dans l’intérêt de toutes les parties. Ce projet a été accueilli
favorablement par la Présidence française de l’UE. Encore faut-il que
le Kremlin, qui ne cesse de mettre en avant ses racines européennes,
cesse d’utiliser des méthodes coercitives et soit vraiment disposer à
coopérer. La crise du gaz est un vrai test tout comme le sera peut être
un jour le règlement de la question de la Transnistrie. Tout l’enjeu
pour l’UE est de trouver un bon équilibre entre sa politique orientale
et son partenariat avec la Russie.
Audrey Gentilucci Pôle études Groupe Russie, Europe orientale, Énergie et Camille Roux Vice-Présidente, responsable du Pôle Études |