L'unité politique de l'Europe était un projet controversé il y a 50 ans ; il l'est encore aujourd'hui, et pour des raisons qui n'ont guère varié pour l'essentiel. Aujourd'hui comme il y a un demi-siècle, il existe en Europe de profonds désaccords quant aux modalités et aux finalités de la construction européenne elle-même. Ces désaccords opposent traditionnellement les États dits « eurosceptiques » (comme le Royaume-Uni ou la République tchèque) ou États réputés « pro-européens » (dont la France et l'Allemagne se sont longtemps affirmées les chefs de file), mais on les retrouve, parfois sous une forme modifiée ou paradoxale, à l'intérieur des débats citoyens (notamment lors des référendums sur l'Europe).
En dépit de sa complexité, la controverse s'organise globalement autour de quelques oppositions
irréductibles et immuables :
En dépit de sa complexité, la controverse s'organise globalement autour de quelques oppositions
irréductibles et immuables :
1. La finalité de la construction européenne : alliance entre nations ou État en devenir
C'est le clivage essentiel qui, aujourd'hui encore, sépare les « europhiles » des « eurosceptiques ».
Les premiers mettent en avant la valeur essentielle de la civilisation européenne et justifient les « États-Unis d'Europe » (selon le mot de Churchill) par la nécessité de préserver l'existence et l'autonomie de cette civilisation dans le monde actuel. Cette nécessité est relativement récente : c'est seulement depuis 1945 que le monde (et le Continent européen lui-même) sont dominés par des puissances non européennes. Les conséquences négatives de cet état de fait ont été particulièrement marquées pendant la guerre froide ; mais même aujourd'hui, face à la puissance économique et commerciale de la Chine, à la suprématie énergétique de la Russie ou à la prédominance politico-militaire des États-Unis, les Européens ne peuvent espérer préserver leurs valeurs ou leurs intérêts qu'en se dotant d'une réelle capacité d'action commune – donc, à terme, d'un gouvernement à part entière.
Les seconds ne nient pas l'existence ou la valeur de la civilisation européenne, mais affirment que celle-ci est insuffisante à fonder une légitimité politique. Seule une nation peut servir de base à un État, et il n'existe pas de nation européenne. En conséquence, la souveraineté en Europe doit demeurer aux mains des gouvernements nationaux, seuls détenteurs de la légitimité citoyenne. Les institutions européennes elles-mêmes doivent demeurer en permanence sous le contrôle des États, leurs compétences et leurs ressources limitées au strict minimum. La plupart des eurosceptiques (sinon tous) sont également atlantistes : ils considèrent que la sécurité et la liberté des Européens sont suffisamment assurées par les États-Unis et, au vu de la proximité des civilisations européennes et américaines, ils ne jugent pas cet arrangement néfaste pour l'Europe.
2. La vocation de l'Union européenne : coopération économique et politique ou définition d'un « modèle commun »
Deux conceptions de l'Europe s'affrontent. Pour les uns, l'Europe doit se borner à assurer la coexistence pacifique des nations en son sein. Avant même de définir des politiques communes, les institutions intergouvernementales ont pour vocation d'assurer la permanence du dialogue entre États, de manière à empêcher que conflits et désaccords ne dégénèrent en affrontements. La construction du marché commun a une vocation similairement négative : il ne s'agit pas tant de promouvoir une éventuelle prospérité commune que d'interdire les comportements économiques hostiles (protectionnisme, dumping, dévaluations sauvages, etc…) Dans cette vision minimaliste, l'Europe est simplement un organe de police dont la vocation est d'interdire aux gouvernements européens de nuire à leurs voisins.
Pour les autres au contraire, l'Europe doit élaborer des politiques positives répondant aux intérêts de l'ensemble de ses citoyens. La Politique Agricole Commune (combattue par les eurosceptiques) constitue l'exemple le plus manifeste d'une telle politique. La politique de cohésion en est une autre. Pour l'avenir, certains évoquent une « Europe sociale ». L'étape décisive serait sans doute la mise en place d'une véritable politique étrangère européenne, doublée d'une défense commune. L'actuelle Politique Européenne et de Sécurité Commune (PESC), ainsi que la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD) sont en fait entièrement intergouvernementales ; l'Union européenne ne possède pour l'heure ni les compétences, ni les institutions, ni les ressources nécessaires à la mise en œuvre d'une diplomatie et d'une défense proprement européennes.
3. L'avenir de l'Europe : statu quo, détricotage institutionnel ou achèvement du processus d'intégration politique
De ces désaccords sur les objectifs et les modalités de la construction européenne surgissent des prescriptions fort différentes quant à son avenir institutionnel.
Pour les vrais eurosceptiques, l'Union européenne actuelle possède d'ores et déjà trop de pouvoirs : les politiques « actives » mises en œuvre par l'Union (au premier rang desquelles la Politique Agricole Commune) doivent être supprimées ou renationalisées, les institutions communautaires (en particulier la Commission) doivent se cantonner au rôle de gardien de l'espace économique commun et renoncer à toute velléité de décision autonome, le Parlement européen ne doit avoir d'autre rôle que de surveiller la Commission afin d'interdire tout abus éventuel. Toute décision proprement politique doit rester aux mains des États (ou, dans le cas de la défense, de l'OTAN et des États-Unis), étant entendu que ceux-ci restent libres de refuser toute coopération avec leurs voisins allant au-delà de la sauvegarde de la libre existence de chacun. Dans une telle vision, les compétences actuelles des institutions européennes sont d'ores et déjà beaucoup trop larges : la voie à suivre consiste donc, soit à réviser les traités à la baisse, soit à diminuer le budget communautaire afin d'obliger les institutions européennes à renoncer, faute de moyens, à certains de leurs pouvoirs.
Pour les europhiles, la voie à suivre est bien sûr diamétralement opposée. L'Union européenne est actuellement dépourvue de toute véritable autonomie : l'organisation de ses pouvoirs - via la définition et la ratification des traités européens -, l'allocation de ses ressources matérielles et financières, et même la mise en œuvre de certaines de ses compétences restent soumises au droit de veto détenu par chaque Etat membre. Une telle organisation est évidemment incompatible avec la mise en œuvre de véritables politiques communes (sauf dans le domaine du commerce extérieur). Afin de permettre à l'Europe de rester maîtresse de son destin, il est donc impératif de poursuivre l'intégration politique et institutionnelle, celle-ci devant aboutir un jour à la mise en place d'une vraie Constitution, préservant l'existence des Etats européens mais assurant l'autonomie et l'efficacité d'un véritable gouvernement commun.
L'organisation actuelle des pouvoirs en Europe représente un compromis entre ces deux visions opposées. L'Union européenne actuelle est bien plus qu'une simple zone de libre échange ; elle est également bien moins qu'un acteur politique à part entière. Elle est une organisation mettant aux prises deux sources de légitimité : la légitimité européenne incarnée par la Commission et le Parlement européen, la légitimité nationale incarnée par les États. L'impuissance, subie ou assumée, de l'Union européenne, mais également ses réussites, louées ou contestées, sont le résultat de cette lutte continue et de cet équilibre perpétuellement instable entre acteurs opposés. L'adoption du traité de Lisbonne n'aboutirait pas à supprimer cette instabilité et cette lutte, mais simplement à clarifier les règles de celle-ci et à supprimer certaines des manifestations les plus absurdes de celle-là. Dans un cas comme dans l'autre, le résultat serait de préserver le statu quo plutôt que de le remettre en cause.
Conclusion : les désaccords sur l'Europe et les élections européennes
La participation aux élections européennes ne cesse de diminuer depuis 30 ans ; elle est aujourd'hui inférieure à 40% et devrait encore diminuer lors du scrutin des 4 et 7 juin prochains. Il s'agit pour une part d'une évolution universelle : dans tous les pays développés, la montée de l'abstention est un phénomène tendanciel pour l'ensemble des consultations politiques, locales ou nationales. Les élections européennes doivent cependant faire face à une difficulté supplémentaire : en effet, seule une partie de ses électeurs potentiels acceptent l'existence et la légitimité de cette consultation.
Pour un eurosceptique en effet, la notion même d'élection européenne n'a aucun sens. Puisqu'il n'existe pas de nation européenne, et puisque seule une nation peut servir de fondement à des politiques communes, une consultation européenne au suffrage universel est artificielle par définition et ne peut servir qu'à perpétuer une institution nécessairement illégitime dans sa configuration actuelle. Seuls les partisans de la construction européenne comprennent et admettent la nécessité de confronter différentes visions et différents partis à l'échelle de l'Europe, puisque de ce choix devra émerger une orientation politique commune pour l'ensemble des Européens.
Le Parlement européen actuel – élu au suffrage universel mais ne disposant pas de l'ensemble des prérogatives traditionnelles d'un Parlement démocratique – est là encore le résultat d'un compromis entre ces deux conceptions opposées. Le résultat de ce compromis nécessaire est une confusion insurmontable quant à la signification des élections européennes elles-mêmes : si celles-ci ne peuvent servir à définir une véritable politique pour l'Europe toute entière, à quoi servent-elles ? Le désintérêt et l'incompréhension suscitées par ces élections ne pourront sans doute être surmontés aussi longtemps que cette question demeurera sans réponse.
Quentin Perret