(Première partie)
Faute d'une intégration pleine et entière à l'Occident, l'Ukraine reste tributaire de la politique russe. La Russie est le premier partenaire économique du pays, de nombreux Ukrainiens (dont le Président) ont le russe pour première langue, et le chef de l'État souhaite conserver d'étroites relations avec Moscou. Mais les objectifs de la Russie vis-à-vis de l'Ukraine posent problème. Le gouvernement russe souhaite intégrer l’Ukraine dans une Union douanière dont font déjà partie la Biélorussie et le Kazakhstan: un projet qui fermerait toute perspective d'intégration européenne. Et la menace d’un nouveau conflit énergétique reste plus que jamais d'actualité. Ici, le motif spontané du conflit (la querelle sur le prix, qui ne peut qu’opposer le fournisseur russe à son client ukrainien) se trouve exacerbé par plusieurs facteurs: la personnalisation des intérêts en jeu (certains oligarques ainsi que les électeurs de Viktor Ianoukovitch étant les plus intéressés à obtenir un rabais gazier, indispensable à la viabilité de l’industrie ukrainienne) ; la détermination du président ukrainien à renégocier l’accord de fourniture conclu en 2009 par son adversaire Yulia Timochenko (incarcérée aujourd'hui, à la suite d’un procès que beaucoup, en Ukraine et en Europe, considèrent comme politique), demande catégoriquement rejetée par les dirigeants russes; et l’enjeu capital du transit vers l’Europe. Héritage là encore de l’Union soviétique, 80% des importations européennes de gaz russe transitent par l’Ukraine. Ce fait constitue tout à la fois une garantie de survie pour les Ukrainiens et une hypothèque permanente pour les Européens et les Russes. Depuis plusieurs années, et plus encore depuis la crise gazière de janvier 2009, ces derniers sont décidés à lever cette hypothèque. D’où les projets de gazoducs Nordstream et South Stream, destinés à alimenter directement les grands marchés européens en contournant les pays de transit. À défaut, la Russie est déterminée à prendre le contrôle des gazoducs ukrainiens, via une joint venture entre Gazprom et l'entreprise ukrainienne Naftogaz – un projet catégoriquement rejeté par Kiev.
À défaut, Viktor Ianoukovitch se trouverait confronté à un choix radical. Soit passer sous les fourches caudines de Vladimir Poutine et de Gazprom et concéder, pour prix d’une renégociation à la baisse des contrats gaziers, l’entrée dans l’union douanière voulue par le Kremlin et/ou la cession de facto de la propriété des gazoducs ukrainiens – dans les deux cas une hypothèque décisive pour l’indépendance ukrainienne. Soit faire le choix délibéré du modèle européen, au prix d’une rupture avec ses soutiens oligarchiques – dont les privilèges sont incompatibles avec la transparence juridique et l’état de droit - et d’une exposition de ses électeurs aux affres de la transition économique – le tout sans assurance d’être effectivement soutenu par une Union européenne divisée et affaiblie. Nul ne peut aujourd'hui prévoir ce que serait la conséquence de l'un ou l'autre de ces deux scénarios pour la sécurité interne et externe du pays. Une réintégration de l'Ukraine dans le giron russe serait-elle acceptée passivement par l'opinion nationaliste, en particulier dans l'ouest du pays? Et quelle devrait être alors la réponse des Occidentaux? Inversement, une réelle perspective d'intégration de l'Ukraine aux institutions occidentales ne provoquerait-elle pas à coup sûr une réponse brutale et potentiellement décisive – à Moscou, mais également dans certaines régions ukrainiennes (comme la Crimée) à la loyauté divisée? À moins que, de manière moins spectaculaire, l'Ukraine ne connaisse plus simplement un destin à la biélorusse: celui d'un isolement et d'un déclin apparemment inéluctables. Ce sera l'enjeu des prochaines années.
Camille Roux