L'Europe ne tient presque aucune place dans la campagne présidentielle, ce qui ne surprend guère. Éviter les sujets qui fâchent, c'est le b. a. ba de toute campagne électorale, et l'Europe reste le champ d'affrontement de deux grands idéaux: indépendance nationale contre union et fédération des peuples. Les Français savent que la France n'a pas le choix entre l'appartenance et la non-appartenance à l'Europe et, pas plus aujourd'hui qu'hier, ne souhaitent sortir de l'Union européenne. Mais une campagne présidentielle repose sur le postulat de l'omnipotence du peuple souverain; l'appartenance à l'UE, quant à elle, impose des contraintes et réduit la liberté d'action de la nation, singulièrement en matière économique. Cette tension est particulièrement marquée à gauche: d'où, sur fond de quasi-absence de discours européen chez tous les principaux candidats, les récentes prises de position du Parti socialiste, telle l'abstention lors du vote établissant le Mécanisme européen de Stabilité (MES), principal outil destiné à combattre la crise de l'euro, ou la volonté déclarée de François Hollande de renégocier le Pacte budgétaire tout juste adopté par 25 États membres1. Un candidat socialiste ne saurait répudier ouvertement le jacobinisme économique d'une majorité de ses électeurs, cette ambiguïté dut-elle entretenir – à juste titre – la défiance à son égard des principaux partenaires de la France.
Il y aurait pourtant beaucoup à redire sur la stratégie adoptée par l'UE depuis deux ans pour combattre la crise de l'euro. Cette stratégie repose sur la conviction, réelle ou affichée, que la solution à cette crise consiste à résorber immédiatement les déficits publics des États. Que cette analyse soit fondamentalement erronée, des économistes qui n'appartiennent pas tous au PS, et qui pour certains ne sont même pas européens, l'écrivent depuis deux ans2, et les événements leur ont donné raison: les cures d'austérité imposées non seulement à la Grèce, mais à une majorité de pays européens, ont non seulement replongé l'Europe dans la récession, mais n'ont en outre rien fait pour restaurer la confiance des acteurs économiques et des marchés dans la monnaie européenne, bien au contraire. Les États européens réussiront sans doute, pour la plupart, à remplir leurs objectifs de réduction des déficits, au prix d'un appauvrissement durable (particulièrement dans les États situés à la périphérie du Continent, notamment au Sud), et sans que l'euro s'en trouve le moins du monde viabilisé - même en faisant abstraction du cas grec.
Oui, il y aurait beaucoup à redire; mais la solution à cette crise européenne est nécessairement européenne et incompatible avec un repli sur la nation ou sur l'idéologie. Les failles structurelles de l'euro, qui dépassent largement le cas grec, ont été analysées3 et sont principalement au nombre de trois, à savoir: l'interdiction du financement des États par la Banque centrale européenne; les relations de codépendance entre grandes banques et gouvernements nationaux; l'absence de mutualisation des dettes des Etats. Si la BCE semble avoir trouvé, via le financement direct des banques rachetant ensuite de la dette publique, un moyen partiel de contourner la première interdiction, le caractère strictement national du financement des États et l'absence de contrepartie au niveau européen demeurent la faiblesse essentielle de l'union monétaire.
Le renoncement à la souveraineté monétaire aboutit nécessairement à la perte de l'autonomie budgétaire (puisque la monnaie ne peut plus servir à rééquilibrer une dégradation, même exceptionnelle, des comptes publics): telle est l'évidence redécouverte ces deux dernières années, et son corollaire inévitable: la nécessité de recouvrer une souveraineté budgétaire au niveau européen. Autrement dit, une union fiscale qui, même en se limitant au seul objectif de sauver l'euro, devrait se traduire par deux mesures essentielles: un Fonds européen d'assurance pour les banques, financé par ces dernières mais bénéficiant d'une garantie publique européenne sous forme d'une ressource fiscale spécialement dédiée; et des obligations européennes pour financer les dettes des États (les eurobonds)4. Quant à des mesures plus largement destinées à combattre la profonde récession qui frappe aujourd'hui les pays du Sud, voisins immédiats de la France (Italie et Espagne notamment), elles se traduiraient nécessairement par un recours à des financements européens, ne fût-ce que pour compenser le processus, nécessairement long, de désendettement simultané de l'État et des particuliers, et accompagner les réformes de structure – indispensables pour le long terme mais inopérantes à court terme - engagées par les gouvernements Monti et Rajoy. Comme il est impensable (et peu justifiable) que les États du Nord financent directement les États du Sud, la solution passe là encore par une union fiscale et budgétaire européenne.
Une union fiscale et un budget européens, la plupart des décideurs économiques et dirigeants politiques allemands y sont favorables5, contrairement à ce que semblent penser certains socialistes français. Mais les dirigeants allemands soulignent, à juste titre, qu'une union fiscale est inconcevable sans une "union politique"6, et suppose au prélable l'adoption du Pacte budgétaire. De fait, si les contribuables européens doivent désormais garantir les dettes de l'État grec, le moins qu'ils sont en droit d'exiger en contrepartie, c'est un droit de regard, et le cas échéant un droit de veto, sur le budget de la Grèce - et ce raisonnement vaut bien sûr pour tous les États membres de la zone euro. Quant à un budget européen, qui serait légitimement en droit de l'adopter sinon les représentants élus du peuple, et des peuples, d'Europe, et qui en mesure de le mettre en oeuvre, sinon le chef, démocratiquement élu lui aussi, de l'exécutif européen ?
Problème essentiel posé à la France à l'Europe, la crise de l'euro et des économies européennes comporte une solution à deux facteurs: une union fiscale reposant sur une union politique. Une union fiscale, cela signifie d'abord l'adoption du Pacte budgétaire, puis l'émission d'obligations européennes pour financer les dettes des États, un Fonds européen d'assurance pour les banques, enfin un budget européen au service de la croissance. Une union politique, cela signifie un Parlement européen à deux Chambres (représentant le peuple et les États) pour garantir ces obligations et voter ce budget, et un Président européen élu au suffrage universel pour le mettre en œuvre. Il est sans doute utopique d'attendre que ces thèmes soient évoqués lors d'une campagne présidentielle; cela n'interdit pas d'espérer que ces exigences seront reprises à son compte par le prochain chef de l'État.
QP
1. Ce pacte budgétaire fixe des limites strictes aux déficits publics autorisés des États et instaure une procédure de sanctions automatiques en cas de dépassement, sauf avis contraire d'une majorité qualifiée d'États membres de la zone euro, qui se voient ainsi conférer de facto un droit de veto préalable sur les budgets de chacun d'entre eux. Il a été signé par tous les États membres de l'UE à l'exception du Royaume-Uni et de la République tchèque, et est désormais en cours de ratification.
2. Entre autres exemples, cf. notamment George Soros, How to save the euro, (The New York Review of Books)
3. Notamment par Jean Pisani-Ferry. Cf. Le réveil des démons, Fayard, 2011.
4. Plusieurs types d'eurobonds sont possibles, selon que la garantie européenne s'applique à la totalité, ou à une partie seulement, des dettes émises par les États. Pour une discussion approfondie, cf. Pisani-Ferry, op. cit.
5. Cf. par exemple le point de vue du chef économiste de la Deutsche Bank, Norbert Walter: Germany's Hidden Weaknesses, (The New York Times), ou les prises de position du SPD en faveur des eurobonds.
6. Expression employée par la chancellière Angela Merkel. Voir également la motion adoptée par la CDU lors de son dernier congrès à Leipzig, en novembre, en faveur d'un Président européen élu au suffrage universel, ainsi que la récente interview de l'ancien chancelier Helmut Kohl au quotidien Bild.