À l'occasion de son voyage d'études à Chypre, l'Atelier Europe vous propose une série d'articles sur le pays assumant la présidence du Conseil de l'UE. Nous commençons par une mise à jour d'un article publié en juin.
C’est une île divisée qui a pris la présidence du Conseil de l’Union Européenne le 1er juillet prochain. En effet, le 21 avril, Ban Ki-Moon secrétaire général de l’ONU, déclarait que les progrès des négociations étaient insuffisants pour convoquer une conférence internationale. Ces propos ont mis un terme à l’espoir de voir la présidence chypriote servir de catalyseur à la résolution du conflit dont souffre l’île depuis 1974, date de l’invasion de la partie nord de l’île par l’armée turque.
Les deux parties ont échoué à trouver un terrain d’accord sur la gouvernance du pays, écartelée entre le projet chypriote grec de fédération entre deux régions et celui des chypriotes turcs de confédération. L’autre pomme de discorde est la compensation des pertes de biens privés suite à la partition de l’île en 1974.
Indépendante en 1960, la République de Chypre est alors dotée d’un système constitutionnel complexe qui place la Grèce et la Turquie garantes des communautés respectives. Elle autorise aussi ces deux pays ainsi que le Royaume-Uni, l’ancienne puissance coloniale, à maintenir un contingent de soldats sur l’île.
La proclamation de l’indépendance n’empêche pas la reprise des tensions communautaires entre nationalistes chypriotes grecs qui se radicalisent pour préparer l’ « enosis », le rattachement de l’île à la Grèce et nationalistes chypriotes turcs qui demandent le « taksim », la division de l’île entre la Grèce et la Turquie.
Selon Etienne Copeaux, chercheur associé au Groupe de Recherche et d'études sur la Méditerranée et le Moyen Orient (GREMMO) du CNRS, le problème communautaire remonte à 1955 :
« La responsabilité des Chypriotes turcs nationalistes est grande dans le début du conflit. La responsabilité des Britanniques l'est plus encore, qui ont formé un corps de police auxiliaire uniquement constitué de Turcs, pour mener la répression contre le mouvement "enosiste" grec, ce qui a jeté de l'huile sur le feu.
Il n'empêche que les affrontements les plus sérieux ont éclaté dans le cadre de la république indépendante, entre décembre 1963 et l'été 1964, et ce sont bien des assauts répétés et très violents des "Grecs" contre les "Turcs" (assassinats, incendie de maisons, blocus de villages ou quartiers, expulsions). Puis bien entendu les violences sont devenues réciproques. Mais entre 64 et 74, les "Turcs" ont vécu dans des enclaves dispersées dans toute l'île, dans des conditions de précarité parfois extrême, due au dur blocus effectué par les extrémistes grecs. La partition de l'île et la séparation entre les populations date donc de 1964 et non 1974. La division de Nicosie également. Dès 64, l'île a vécu une situation d'apartheid: tout contact avec des membres de l'autre communauté était puni par les nationalistes, jusqu'à l'assassinat, dans les deux camps».
Le refus de l’armée grecque d’intervenir entraîne la chute du régime des Colonels. Le Président Makarios revient au pouvoir mais l’armée turque refuse de se retirer et l’État turc de Chypre du Nord est proclamé unilatéralement en février 1975.
Après plusieurs négociations infructueuses avec la partie grecque, la République turque de Chypre du Nord est proclamée en novembre 1983, aussitôt reconnue par la Turquie mais considérée juridiquement nulle par les Nations Unies.
Le plan Annan: espoir et échec
Dans l’optique de l’adhésion de Chypre à l’Union Européenne en 2004, ce plan présenté en 1992 par Kofi Annan, avait pour but de réunir les deux communautés dans une République chypriote unie sur la base d’un système fédéral où les deux communautés seraient représentées.
Le référendum eut lieu en avril 2004 et fut marqué par une forte participation (plus de 90%). Le plan Annan fut accepté par 65% des chypriotes turcs et rejeté par 75% des chypriotes grecs. Ces derniers lui reprochaient une surreprésentation des chypriotes turcs compte tenu de leur poids démographique, de ne pas permettre le retour de l’ensemble des réfugiés grecs dans la partie nord de l’île mais seulement la moitié et de ne pas prévoir la démilitarisation de la partie nord de l’île. Un mois plus tard, seule la partie grecque de l’île rejoignit l’Union Européenne.
Un mois plus tard, l'île entière fait son entrée dans l'UE puisque la « République de Chypre s'étend sur toute l'île, et il n'y en a qu'une. Mais cette République ne peut exercer sa souveraineté sur le nord. Aussi, « l'application de l'acquis communautaire » c'est-à-dire toutes les mesures européennes antérieures est « suspendu » dans le nord, en attendant la réunification de fait.
Cette précision est très importante pour la population du nord : les Chypriotes turcs sont eux aussi, officiellement, citoyens de la République de Chypre et surtout citoyens d'un Etat membre de l'UE. Ils peuvent donc bénéficier, personnellement, de tous les avantages de l'UE, et en particulier ils peuvent voyager, ce qui était impossible avant 2004 (« prison à ciel ouvert »). La partie nord a pu bénéficier d'aides de l'UE. Un autre changement dû à cette nouvelle situation est que l'armée turque, depuis 2004, occupe désormais une partie de l'Union Européenne (ce qui ne semble guère émouvoir).»
L’île aujourd’hui
Chypre compte près d’un million d’habitants: près de 800 000 chypriotes grecs vivent dans la zone sud, soit les deux tiers du territoire, 117 000 chypriotes turcs vivent dans la partie nord, ainsi que 100 000 colons venus d’Anatolie après 1974 pour renforcer le poids démographique de la communauté turque de l’île. La diaspora de chypriotes turcs est évaluée à 155 000 personnes, majoritairement installées au Royaume Uni.
Le PNB par habitant de la République de Chypre s’élevait en 2008 à 21 590 USD, contre 16 158 USD pour la partie nord, soumise à un blocus international.
Une pierre dans les relations entre l’UE et l’OTAN
En octobre 2010, Anders Fogh Rasmussen, secrétaire général de l’OTAN, effectue une visite à Ankara, rapide mais importante pour y discuter de l’amélioration des relations entre… l’OTAN et l’UE. Selon le Pr Jean Marcou, sur le site OVIPOT (Observatoire de la VIe Politique en Turquie), le problème chypriote et la non appartenance de la Turquie à l’UE par ailleurs membre de l’OTAN « gênent la coopération de l’OTAN avec Bruxelles. D’une part, la Grèce et Chypre s’opposent à la participation de la Turquie à la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) et à l’EDA (European Defense Agency), qui est l’une de ses instances majeures, d’autre part, la Turquie refuse que Chypre (grecque), qu’elle n’a pas reconnue officiellement, participe à des missions de la PESD utilisant les ressources et le renseignement de l’OTAN. La Turquie souhaiterait notamment que Bruxelles parvienne à convaincre Chypre de consentir à ce qu’elle devienne membre-associé de l’EDA. Elle revendique, en outre, le droit à être consultée sur la conduite de la PESD, en rappelant qu’elle est très investie dans des opérations militaires européennes (notamment en Bosnie, où elle entretient le second contingent militaire destiné à maintenir la paix) et qu’elle constitue de ce fait un élément clé de cette politique ».
Depuis 2004, la Turquie empêche l’OTAN d’échanger des informations avec l’UE au motif que Chypre, pays non aligné, ne fait pas partie du Partenariat pour la paix, un programme de l’OTAN considéré comme un tremplin pour l’adhésion de l’alliance. Les tensions ont resurgi à l’occasion du sommet de l’OTAN de Chicago en mai dernier, la Turquie refusant la participation de l’UE à moins que l’Organisation de la coopération islamique (OCI) ne soit également autorisée à y participer.
Un écueil dans les relations entre la Turquie et l’UE
La division de Chypre est une des questions les plus complexes des relations entre l’UE et la Turquie et l’un des principaux blocages du processus d’intégration de cette dernière.
Les négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE sont ouvertes en octobre 2005. L’une des conditions est l’extension du traité d’association signé en 1963 avec la CEE aux 10 nouveaux États de l’Union, dont la République de Chypre, que la Turquie ne reconnait pas.
En juillet 2005, la Turquie a signé le protocole d’extension de son union douanière aux 10 nouveaux membres … mais publie en même temps une déclaration dans laquelle elle stipule que cette signature ne vaut pas reconnaissance de la République de Chypre et par conséquent, lui interdit l’accès de ses ports et aéroports.
En conséquence, 10 chapitres relatifs à l’intégration sont bloqués depuis 2005 et à la veille de la présidence chypriote de l’UE, Receip Tayip Erdogan, le premier ministre turc, a confirmé le gel des relations avec la présidence de l’UE pendant les 6 mois à venir.
Quelles perspectives ?
Depuis 2005, la situation n’a pas évolué, elle s’est même durcie avec l’élection en 2010 à la présidence de Chypre Nord de Dervis Eroglu, leader de la formation nationaliste du Parti de l’Unité Nationale.
Après l’échec de ces dernières négociations, l’espoir de reprise de nouvelles négociations semble particulièrement faible. « Nous voulons reprendre les négociations sur la réunification de l’île et avons adressé notre demande au secrétaire général de l’ONU » a déclaré par la voix de son ministre des Affaires étrangères le gouvernement de la République de Chypre le 6 juin dernier. Celui-ci argumente en effet que des progrès considérables vers l’idée d’un État fédéral en deux régions furent malgré tout réalisés avec le président précédent Mehmet Ali Talat (aussi camarade d’école de l’actuel président chypriote grec Dimitris Christofias, communiste).
La Turquie acceptera-t-elle de revenir à la table des négociations? Va-t-elle profiter de ce vide pour pousser la reconnaissance de la République turque de Chypre du Nord sur la scène internationale ?
Selon Etienne Copeaux, « beaucoup de Chypriotes ne veulent être ni Turcs ni Grecs : seulement Chypriotes et militent pour la réconciliation et la réunification. Ils veulent aussi la fin des bases souveraines britanniques, car elles sont à l'origine de tout le problème. Selon l'expression de l'historienne chypriote Christa Antoniou, ce sont deux « extra-nationalismes », turc et grec, qui ont ruiné Chypre. Les DEUX communautés ont terriblement souffert, et le problème ne sera résolu que lorsque les DEUX communautés pourront agir de concert sans avoir à référer aux mouvements nationalistes des prétendues « mères-patries », Turquie et Grèce ».
Le fait est qu’un conflit sur le partage de ressources énergétiques est venu complexifier, s’il était encore possible, le dossier chypriote.
En 2010, la République de Chypre conclut un accord de « délimitation des zones économiques exclusives au sud-est de ses côtes avec Israël. Un tracé territorial d’autant plus contesté par la Turquie qu’elle se trouvait alors en froid diplomatique avec Israël », suite à l’affaire de la flottille du Mavi Marmara.
En septembre 2011, des forages sont entrepris par une compagnie américaine dans une zone qui abrite des réserves de gaz naturel supérieures à 200 milliards de mètres cubes. Ankara accuse alors Nicosie de vouloir s’approprier des ressources sur lesquelles elle estime avoir un droit de regard. En rétorsion, la Turquie a tracé ses propres zones économiques exclusives autour des côtes chypriotes et y a envoyé un navire d’exploration. Elle vient d’annoncer avoir inauguré un puits de forage terrestre sur la côte nord. Il a été baptisé « Terre turque -1 »…
Marie Antide
MàJ - 17 octobre 2012 : Ajout du logo de la présidence chypriote, modification de la première phrase, ajout de trois paragraphes, prenant en compte le commentaire d'Étienne Copeaux