Notre séjour a commencé par un détournement d’avion. En raison de vents violents, une partie de l’équipe a atterri à Glasgow et Manchester. « On the wrong Island » comme nous l’avons ironiquement précisé à nos premiers interlocuteurs, hilares de notre présentation de l’Ile britannique sous des auspices peu amènes. L’histoire souffle toujours dans le récit présent. Après quelques péripéties, et passées ces taquineries complices envers le "old foe" commun, nous voici donc, pour cette 9è visite de Présidence, au cœur du Tigre Celtique, dont la réussite fascinait tant avant la crise des subprimes. Cas d’étude intéressant donc que ce petit pays passé par tous les versants des montagnes russes de l’embellie économique des années 1990-2000 à la crise de la fin de années 2000. Avec l’ascension fulgurante de ce « PIIGS » puis sa chute, due notamment à une bulle immobilière créée par l’aubaine du crédit débridé et la flambée des prix de l’immobilier, et conduisant à l’escalade de la dette privée et l’érosion de la compétitivité, le défi à relever était colossal. Au moment où le débat sur les politiques d’austérité ronge l’Europe et où le doute s’immisce dans les gouvernements au pouvoir, le cas du redressement irlandais, cette nation de résistants qui a toujours su se réinventer, peut nous apporter certaines lumières. En tout état de cause, ici, il n’y a pas de débat sur l’austérité (car il y a toujours malgré tout du « stimulus money » comme nous l’avons entendu, avec notamment des aides européennes), l’austérité est donc plus une façon de gérer le budget qu’une théorie économique avec des politiques propres. Et elle est approuvée à plus de 60 % par des Irlandais décidemment très disciplinés.
Cette Présidence, comme pour tous les pays en assumant la charge, est bien évidemment une dynamique très porteuse pour le pays. Tous les Irlandais sont unis pour faire de cette Présidence une réussite et l’utiliser à bon escient pour un sursaut national. Le retour aux affaires (européennes), en somme. Main dans la main, le secteur public travaille en cohésion parfaite avec le secteur privé, les think-tanks et autres fondations. Un bel exemple d’intérêt général bien compris. En France, on rêve souvent de cette méthode de travail, pour finalement revenir à des modes de fonctionnement très cloisonnés.
Pour comprendre l’attachement irlandais à l’Europe, il faut commencer par la géographie. Petit pays périphérique de l’UE de 4,6 millions d’habitants, l’Irlande ne peut exister dans une union qu’en créant des coalitions avec d’autres. « Mieux vaut se disputer que rester seul » est un vieux proverbe irlandais. Le pays a en outre encore besoin de la solidarité de ses partenaires pour alléger l’endettement et démontrer que les sacrifices consentis seront payés en retour. Partant de ce déterminisme géographique, où se situe Dublin entre Boston et sa fameuse diaspora et Bruxelles? L’Irlande est un pays très pro européen, et, il fut partie prenante dès la première heure de la zone euro. Le sentiment d’humiliation consécutif à la crise (« ce sont les banquiers français, autrichiens, etc., qui nous ont plantés ») tend à diminuer. 85 % des Irlandais souhaitent rester dans l’UE, et 73 % dans la zone euro. L’Irlande reste un bénéficiaire net (le pays a reçu 40 milliards d’euros depuis 1973). 45 % des Irlandais se définissent à la fois comme irlandais et européens. Ces chiffres montrent clairement une opinion publique sincèrement très favorable à l’Europe. L’europhobie britannique n’a donc pas contaminé son voisin irlandais. L’Irlande assume parfaitement un destin bien distinct de celui du Royame-Uni : en cas de future sortie du Royaume-Uni de l’UE, indiscutablement, l’Irlande ne quitterait pas l’Union.
Concernant les relations bilatérales France – Irlande, qui connaissent un nouvel élan depuis quelques années, soulignons un fait peu connu: l’Irlande abrite la 2è communauté française d’Europe du Nord (20-25000 personnes enregistrées, 200 Français travaillent chez Google), après Londres. Les Irlandais sont très francophiles, ils n’ont pas oublié que la France les a beaucoup aidés dans leur lutte pour l'indépendance (le soulèvement de 1798 fut nourri par l’exemple de la Révolution française), notre modèle politique leur a inspiré, outre le drapeau à trois couleurs, l’Assemblée nationale (Le Dáilet) et le Sénat (le Seanad). Ce lien particulier avec la France, éternel dans le cœur, a toutefois besoin d’être revitalisé sur le terrain de la coopération bilatérale (échanges commerciaux et parlementaires). Joyce et Beckett restent dans l’imaginaire français, mais notre diaspora remonte à 1680. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont déficitaires (4,6 milliards d’euros, c’est notre 7è déficit commercial), la France a 4 % seulement des parts de marchés en Irlande (généralement, en Europe, on se situe aux alentours de 6 %), en revanche le français reste la première langue étrangère étudiée au lycée. Ce lien particulier avec la France n’empêche pas un positionnement subtil avec l’Allemagne. L’idée européenne de l’Irlande s’articule clairement autour de l’axe franco-allemand. Seul bémol: un de nos interlocuteurs nous a souligné qu’il est fâcheux que l’Allemagne ne reconnaisse pas que ses excédents divers et variés sont un déséquilibre pour la zone euro. Food for thought. Avec la Grande-Bretagne, les relations se sont apaisées, les liens familiaux et commerciaux sont une donnée constante qui s’entremêle parfois avec les rancœurs historiques.
Les liens avec les États-Unis sont, pour d’évidentes raisons historiques, très forts (sur les 80 millions d’exilés irlandais dans le monde, 15 à 20 millions appartiennent à la diaspora américaine et New York est la première ville irlandaise du monde). Le Premier Ministre irlandais (le fameux Taoiseach) est reçu au moins une fois par an à la Maison Blanche, privilège dont peu de chefs d’État européens jouissent, et les Irlandais ont accès à toute l’intelligentsia américaine.
Mais revenons à la Présidence. L’Irlande est consciente que du fait de sa taille modeste, le pays ne peut pas être le moteur de décisions économiques importantes en Europe. De ce fait, les Irlandais ont transposé leur propre agenda national dans l’agenda européen de leur présidence. « Stability, Growth, Jobs » sont les maîtres mots de la Présidence. Plusieurs dossiers sont sur la table: two-pack, CFP, Union bancaire, chômage des jeunes, recherche & innovation, aides aux PME (Cosme), mandat européen numérique notamment.
La vitalité démographique explique aussi beaucoup de choses. « L'habitude est une grande sourdine » disait Beckett. Or l’Irlande est un pays jeune, ici point de tranches d’âges âgées qui pèsent sur les décisions économiques nationales et rechignent à changer de cap, comme en Allemagne par exemple. Il est plus facile de faire bouger les lignes rapidement. La violence du choc de la crise financière de 2007-2010 les a poussés à prendre des décisions immédiates, fondées sur trois piliers: désendettement, recapitalisation et réorganisation. L’envie était forte de retrouver une nation dynamique, prospère et confiante. Animés par cet impératif de revenir à leur niveau économique d’avant la crise (de 1995 à 2007, l'économie irlandaise croît en moyenne de 6 % par an, lui valant le surnom désormais rentré dans le langage courant de « tigre celtique », le niveau de vie des Irlandais était en 2007 parmi les plus élevés au monde, entraînant même le retour au pays d'émigrés américains), le précédent gouvernement a dû accepter le plan d’ajustement. La nouvelle coalition au pouvoir (Fine Gael, Labour) a accepté l’héritage du gouvernement passé avec courage, ce qui peut être considéré comme une forme d’union nationale. L’Irlande en est à voter son 6è budget d’austérité (32 Md d’Euros, soit 20 % du PIB, ce qui est énorme comparé aux efforts consentis en France, par exemple). Avant de toucher aux impôts et aux classes moyennes, des coupes drastiques ont été opérées dans les dépenses publiques, et les salaires des fonctionnaires ont été baissés de 14 %.
Grâce à ces efforts, l’Irlande est le premier pays européen sur la voie de la reprise et souhaite être le premier à sortir du programme d’ajustement fin 2013. La claque de la crise a été brutale, mais le pays ne s’est pas laissé abattre. La combativité est un trait de caractère des Irlandais, comme la Guinness coule dans leurs veines. Ce frémissement ne doit cependant pas cacher plusieurs difficultés structurelles: bilans des banques non assainis (la restructuration du système bancaire n’est pas terminée), la dette bancaire est lourde (64 milliards d’euros, soit l'équivalent de 40 % du produit intérieur brut !), elle est garantie par le gouvernement (à l'automne 2008, Dublin a pris la décision controversée de se porter garant des banques pour enrayer la panique financière), c’est pourquoi le gouvernement veut briser le lien avec la dette souveraine (accord récent de la BCE sur ce point, mais seulement sur une partie), l’endettement public (120 % du PIB) et privé (l’endettement des ménages correspond à 208 % du revenu disponible et 15 % des emprunts hypothécaires sont en arriérés) restent énormes, le chômage des jeunes est important (plus de 15%), beaucoup émigrent (Australie, Canada, USA), sans cette émigration le taux de chômage serait relevé de 5 points, le déficit budgétaire est toujours le plus élevé de l’UE (8 % en 2012), et la demande intérieure reste atone.
Mais les atouts pour sortir de la crise sont nombreux et solides: la stabilité politique (même le Labour accusé de trahison par une partie de sa base électorale, fait front), le fonctionnement consensuel dans les négociations, notamment pour le partenariat social (voir notamment les récents accords de Croke Park), pas de manifestations urbaines où une génération entière d’indignés et de retraités vocifèrent contre les politiques d’austérité et l’Europe comme à Rome ou à Athènes, pays anglophone (qui reste la langue du business dans le monde), de surcroît dans la zone euro, jouissant d’une fiscalité attractive (l’impôt sur les sociétés est de 12,5 %), et une résilience certaine de la population face aux réformes, font de l’Irlande un pays où incontestablement il fait bon d’investir. Et les multinationales ne s’y sont pas trompées. Les investissements directs étrangers sont d’ailleurs l’un des piliers de l’économie irlandaise. Les secteurs les plus dynamiques sont les TIC, l’agroalimentaire, la santé (18 des 20 plus grosses sociétés mondiales de ce secteur ont leur siège en Irlande), la pharmacie et bien sûr les services financiers. Il existe quand même quelques secteurs d’excellence proprement irlandais: le ciment et l’agroalimentaire (l’Irlande est le premier exportateur de bœuf en Europe) qui tirent les exportations nationales.
Au plan international, l’Irlande participe beaucoup aux programmes d’aide alimentaire de l’ONU, juste retour en termes de solidarité pour un pays qui a longtemps connu la famine (notamment celle qui sévit de 1846 à 1848). L’Irlande a toujours promu une ONU efficace et utile, populaire et moins bureaucratique. De part ses actions humanitaires, l’Irlande joue dans une catégorie légèrement supérieure comparé à son poids réel. C’est l’exemple même d’une petite diplomatie efficace (elle a également obtenu un allongement de 7 ans de la durée des prêts européens), qui a su restaurer l’image du pays et dépasser les stéréotypes. L’Irlande ou cette petite nation qui a toujours su se distinguer.
Pour conclure, en Irlande, point d’idée de réconciliation historique, telles la France et l’Allemagne, point de rêve émancipateur, telles l’Espagne et l’Italie, ni de volonté d’ancrage européen, telle la Pologne ou la Hongrie. Ici l’Europe c’est le désir de vivre en bonne entente avec ses voisins, sans violon ni trompette, et le projet de civilisation des Pères fondateurs semble une chimère pour une nation marquée, comme son voisin honni, par son insularité. D’abord et avant tout jaloux de son identité donc, mais capable de s’intégrer dans un espace plus vaste. Le souvenir de la lutte avec les Anglais est encore douloureux (dans ce face à face qui a été très sanglant, rappelons que 30 % de la population irlandaise a été massacrée, la situation a été comparée par l’un de nos interlocuteurs à la lutte entre les Polonais et les Russes), mais « Europe is a friend we have been always looking for ». Doit-on y voir une expression de ce que le poète et prix Nobel de littérature irlandais, Seamus Heaney, appelait «two-mindness», l'«âme double» irlandaise? C’est en tout cas une manifestation de cette gestion irlandaise particulière et pertinente du couple souveraineté / indépendance. Précisément, du fait de l'imbrication des économies européennes, ce pays a bien mesuré, notamment au travers de la relation à son puissant voisin, qu'il valait mieux organiser cette interdépendance plutôt que de céder à l'isolement et in fine à la paupérisation qui en découle. Comme on nous l'a fait remarquer, une nation pauvre, n'est pas une nation indépendante. Réfléchir à l'organisation de l'ensemble européen, s'y investir résolument, comme elle l'a fait avec l'euro malgré les réticences britanniques, et ce dans le respect de son identité, est un credo non négociable pour l'Irlande et en cela ce petit pays périphérique nous montre la voie. Rappelons aussi que leur entrée dans l’Union en 1973 a été vécue comme une « libération psychologique ». Que l’Irlande a soutenu chaque étape de l’intégration européenne (le 2 octobre 2009, elle approuvait, par un oui franc et massif, à 67 %, le traité de Lisbonne). Fondamentalement, c’est cette attitude positive qui les distingue de leur voisin britannique: quand l’Irlande accueille avec bienveillance chaque projet d'approfondissement de l’Union, la couronne voisine commence toujours pas une posture négative. Dans cette architecture institutionnelle, à une époque où la Commission est tant vilipendée, critiquée et vomie, là-bas, en Irlande, nous avons entendu que « la Commission est une contribution unique et originale des Pères fondateurs, qui n’a pas d’équivalent sur la scène internationale ».
Pays rural, l’identification positive à l’Europe n’est donc pas le résultat d’une projection de puissance ou de considérations géopolitiques de grande envergure (mise à part le fait d’avoir des alliés pour exister en tant que petit pays et sortir du tête à tête avec l’ancien empire), l’attachement européen est avant tout pragmatique. L’Europe a permis de sortir le pays de la pauvreté et d’un modèle exclusivement agricole, grâce à son cortège d’aides structurelles, et la société, traditionnellement très conservatrice, s’est ouverte sur le monde. Courage, patience, dignité, et aussi fierté, ont poussé les Irlandais à sortir de la crise. Comme le disait William Butler Yeats, «du fond des rêves naissent les responsabilités». Puisse le rêve européen nous animer encore nous Français, et nous pousser à prendre nos responsabilités pour les générations futures.
Camille Roux
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Irlande, le tigre celtique est-il de retour?
Les priorités de la présidence irlandaise de l’Union européenne