Il fait beau et chaud à Istanbul, Recep Tayip Erdogan s’est assoupi. Il rêve …
29 octobre 2023, la Turquie fête en grande pompe le centenaire de la fondation de sa République.
Le soleil est éclatant et la Grande Mosquée d’Istanbul sur la colline de Camlica resplendit de blancheur. Avec ses 6 minarets et son dôme futuriste, la plus grande mosquée du monde domine la mégalopole stambouliote.
Tayip Receip Erdogan, Président depuis 2014 après avoir été 10 ans Premier Ministre, vient d’assister à la prière et se dirige vers la terrasse pour savourer le grandiose panorama qui s’étend à ses pieds. Le Bosphore, somptueux ruban bleu marin, est parsemé des voiles blanches et de longues traînées d’écumes que laissent les yachts et les jets-ski. Depuis quelques mois en effet, le détroit est devenu un espace dédié à la navigation de plaisance ; clubs nautiques et marinas privés fleurissent sur ces rives. Plus l’ombre d’un cargo, plus une trace des gigantesques pétroliers qui transitent entre Mer Noire et Mer de Marmara : ceux-ci empruntent maintenant le canal de dérivation creusé en Roumélie et qui double le Bosphore.
Plus haut vers le nord, Tayip peut deviner les pieds du pont Yavuz Sultan Selim, dont la première pierre fut posée en 2013. Plus grand pont du monde avec ses 1 275m, il assure l’accès au plus grand aéroport du monde mis en service en 2017 et qui reçoit déjà ses 150 millions de passagers. Istanbul est devenu le hub de l’Europe pour le Moyen-Orient, l’Asie et l’Afrique, détrônant Dubaï qui s’enfonce lentement dans ses dunes.
Abi ! Abi ! Uyan (réveille-toi) …
En face de lui, la colline de Péra a changé de physionomie : là où autrefois s’élevait le quartier populaire et coloré de Tarlabasi, ce ne sont qu’immeubles de luxe et résidences privées. La mosquée de Taksim s’élève à la place du mémorial de la République et jouxte la réplique d’une caserne ottomane.
Abi ! Abi ! Uyan (réveille-toi) ! La police a chargé les manifestants à Gezi Park ! Ils refusent que l’on déracine les arbres ! Ils refusent que sur cette place soient érigés un centre commercial et une mosquée !
Tayip n’entend pas, Tayip est heureux dans son rêve. En face de lui, sur l’autre rive, il se sent l’égal de Suleyman Le Magnifique, le digne héritier de Mehmet le Conquérant . Le gamin de Kasimpasa est devenu le Sultan Elu d’Istanbul, cette ville trois fois millénaire dont il a fait la vitrine de son succès et de son pouvoir, sa ville depuis qu’il en fut maire dans les années 90. La Turquie, sous son impulsion, est en passe de rentrer dans le club des 10 premières économies mondiales. Elle a négocié une très avantageuse intégration à l’Union Européenne des Marchés, deuxième cercle après l’Eurozone, et siège ainsi au Parlement de Bruxelles, à voix égale avec le Royaume Uni. Et puis il règne en maître, élu et sans contrepouvoir réel: la Constitution votée en 2014 lui donne presque tous les pouvoirs, l’armée est maintenant dans ses casernes, la presse est la propriété des grands groupes de BTP qui se sont enrichis grâce à sa politique de grands travaux, les médias sociaux sont étroitement contrôlés, l’opposition politique peine toujours à se structurer. Mais ce qui est plus important que tout, il a restauré l’ordre moral dans son pays, qui est la mission dont il se sent investi depuis qu’il a le pouvoir: les enfants étudient le Coran dans toutes les écoles, le droit à l’avortement n’est plus autorisé que pour les femmes qui ont déjà eu 3 enfants, la consommation d’alcool est interdite, les artistes dégénérés ont quitté le pays, les cinémas d’art et d’essais ont été fermés …
Abi ! Abi ! Les manifestants sont de plus en plus nombreux et ils réclament maintenant ta démission !
Mmmm… Hein ? Quoi ? Que se passe-t-il?
Quelque chose de très inhabituel : la révolte d’une partie de la société civile! Ce mouvement populaire sans précédent dans l’histoire de la République turque a commencé parmi la jeunesse laïque et aisée d’Istanbul et Ankara et a très rapidement entraîné les autres générations et couches sociales. Elle traduit en effet le profond malaise, le ras-le-bol de ces citoyens qui se sentent infantilisés, privés de leur voix et de leur dignité face à un Premier Ministre qui s’appuie sur les succès économiques du pays pour imposer un ordre moral et puritain à une société bien plus moderne et libérale qu’il ne pense. Ce n’est donc pas le régime qui est contesté mais bien l’action d’Erdogan, qui exclut pluralité et diversité des opinions, des mœurs et des comportements, et son attitude arrogante et autoritaire qui ne passe plus.
Le parc de Gezi et ses 600 arbres, la place de Taksim et son mémorial de la République, où ont commencé les manifestations violemment réprimées, sont un lieu symbolique de la mémoire collective stambouliote et turque : ici ont lieu les manifestations de la société civile contre le pouvoir et notamment les défilés du 1er mai dont celui du 1977 qui fut réprimé dans le sang.
Avec sa politique de grands travaux pour Istanbul, qui profite déja aux promoteurs et grands groupes du BTP proches du pouvoir, Erdogan piétine allégrement les repères de stambouliotes qui ne se reconnaissent plus dans ces centres commerciaux et ces travaux gigantesques qui métamorphosent leur ville. De Gezi Park, le mouvement s’est répandu comme une traînée de poudre dans plus d’une trentaine de capitales provinciales, via les réseaux sociaux.
Et maintenant, comment sortir de la crise ?
La solution la plus optimiste serait de renoncer aux projets de transformation du Gezi Park. Le maire AKP d’Istanbul, Kadir Topbas, a fait un pas en ce sens aujourd’hui mais qui n’est pas décisif. Or il faut rapidement trouver une issue à cette crise.
En effet, cette révolte a révélé une profonde ligne de fracture en sein de l’AKP. Certes, ce parti a toujours été une mosaïque de tendances derrière un leader charismatique. Mais cette fois-ci, Abdullah Gül, Président de la République et Bulent Arinç, Vice-Premier Ministre, se sont clairement démarqués d’Erdogan, le second allant jusqu’à présenter les excuses du gouvernement pour les violences policières quand Erdogan traitait les manifestants de vandales et de terroristes. Or Bulent Arinç est connu pour être proche de Fethullah Gülen, prédicteur musulman très influent installé en Pennsylvanie. A la tête d’un réseau d’écoles présentes dans plus de 130 pays et d’associations caritatives, celui-ci mobilise sa confrérie pour développer l’image d’une Turquie démocratique, musulmane et tolérante au Moyen Orient et dans le monde. L’autoritarisme d’Erdogan et la répression policière dérangent car ils jettent un discrédit sur la réalité et le succès du modèle et fragilisent la cohésion du parti, nombre de cadres étant las d’une telle personnalisation du pouvoir.
Enfin, Erdogan est engagé dans de délicates négociations de paix avec les kurdes pour mettre fin à plus de 30 ans de guerre civile dans l’Est turc. Très fragile, critiqué de toute part mais qui semble malgré tout donner quelques résultats, le processus de paix repose en grande partie sur le sens et la stature politique du Premier Ministre. Il n’a donc aucun intérêt à laisser les manifestations de Taksim et d’ailleurs affaiblir sa position car tout le processus de paix avec les kurdes en pâtirait. Et s’il réussit, le Premier Ministre sait qu’il aura sa place au panthéon des grands hommes qui ont façonné la Turquie moderne. La postérité, le rêve d’Erdogan ?
Marie Antide