I- État des lieux : rôle du gaz en Europe et de la Russie dans l’approvisionnement gazier de l’UE
En 2012, le gaz naturel représentait environ 23% de la consommation énergétique primaire1 de l’Union européenne ; un chiffre en légère baisse depuis quelques années (25% en 2010). La situation varie largement d’un pays à l’autre : plus de 40% aux Pays-Bas, environ 35% en Lituanie et en Italie, contre 0% pour Chypre et Malte et 1 à 2% pour la Suède. Pour le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France, les chiffres respectifs sont 32%, 21% et 15% environ.
Les deux tiers du gaz consommé dans l’Union européenne sont importés, le reste étant produit localement. La Russie est le premier fournisseur extérieur de l’UE : en 2012, le gaz russe représentait 23% de la consommation européenne totale (soit environ un tiers du total des importations), contre 22% pour la Norvège, 9% pour l’Algérie et 6% pour le Qatar. Là encore, les variations à l’intérieur de l’UE sont considérables. Le Danemark est non seulement autosuffisant mais exporte une partie de sa production ; les Pays-Bas, la Hongrie et le Royaume-Uni sont à la fois producteurs, exportateurs et importateurs. Au total, 16 États de l’UE sont des producteurs gaziers ; les quatre principaux producteurs sont les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Roumanie.
Les 12 autres États de l’UE sont entièrement dépendants de leurs importations. Parmi ceux-ci, l’Estonie, la Finlande, la Lettonie et la Lituanie ont la Russie pour unique fournisseur. La Russie représente également plus de 50% de la consommation totale de l’Autriche, de la Bulgarie, de la République tchèque, de la Grèce, de la Hongrie, de la Pologne, de la Slovaquie et de la Slovénie (cf. tableau). Sauf la Roumanie et la Croatie, producteurs indépendants, toute la moitié Est de l’Union européenne dépend donc très largement de la Russie pour sa consommation gazière. À l’inverse, 9 États membres n’importent aucun volume de gaz russe.
Les importations de gaz russe parviennent en Europe par plusieurs voies : fourniture directe à la Finlande et à l’Estonie, gazoducs Blue Stream vers la Turquie et Nord Stream vers l’Allemagne, transit par la Biélorussie pour les États baltes, la Pologne et l’Allemagne, enfin transit par l’Ukraine pour l’Europe du Sud-Est, Centrale et Occidentale. En 2013, sur 160 milliards de m3 importés de Russie vers l’Europe, 82 milliards ont transité par l’Ukraine, soit un peu plus de la moitié (cette proportion est supérieure si l’on ne tient pas compte de la Turquie).
II- Conséquences possibles de la crise actuelle
La vulnérabilité réelle de l’Union européenne à une interruption des importations de gaz russe dépendrait de nombreux facteurs : conditions météorologiques (la consommation de gaz varie fortement en fonction de la température) ; état des stocks ; capacité à mobiliser rapidement des sources d’approvisionnement alternatives – y compris, au sein de l’UE, capacité des États les mieux pourvus à approvisionner rapidement les États les plus vulnérables ; le cas échéant, capacité à rationner de manière intelligente la consommation au sein des États les plus affectés.
Dans tous les cas, la situation varierait fortement en fonction des États, et bien entendu selon que l’interruption soit brève ou prolongée, et selon qu’elle concerne la totalité des importations de gaz russe ou (en l’espèce) uniquement le gaz transitant par l’Ukraine.
Dans la situation actuelle, une température clémente et des stocks bien pourvus (conséquence d’un hiver doux) atténueraient l’impact immédiat d’une crise éventuelle. En sens inverse, les sources d’approvisionnement supplémentaires disponibles à court terme sont très modestes et tout à fait insuffisantes pour compenser une perte éventuelle du fournisseur russe. Et en cas de crise prolongée, le remplissage des stocks en vue de l’hiver prochain se trouverait compromis.
Plusieurs scénarios sont envisageables :
i) En cas d’une interruption concernant uniquement le transit par l’Ukraine
À court terme (plus ou moins un mois), cette interruption pourrait être compensée par un usage accru des autres routes existantes, principalement Nord Stream (+1,8 Gm3 de capacité supplémentaire potentielle), ainsi que Blue Stream (+0,5 Gm3) et le transit biélorusse (+0,2 Gm3). En outre, 2 Gm3 pourraient être retirés des stocks, 0,9 Gm3 supplémentaires achetés sur le marché spot et 0,5 Gm3 supplémentaires en provenance de Norvège2. À l’échelle de l’UE, toutes ces mesures permettraient de compenser en quasi-totalité l’interruption du transit par l’Ukraine.
Si l’interruption devait se prolonger au-delà de quelques semaines, elle engendrerait une crise énergétique de grande ampleur, en Ukraine, mais aussi, par ordre croissant de gravité, en Pologne, en Slovaquie, en Hongrie, en Grèce, en Serbie, en Bosnie-Herzégovine et en Bulgarie. Ces pays pourraient difficilement maintenir l’approvisionnement du secteur résidentiel et seraient contraints d’interrompre celui de clients industriels.
ii) En cas d’une interruption totale des importations russes
À court terme, les alternatives disponibles seraient les suivantes : 0,5 Gm3 supplémentaires en provenance de Norvège, 2 Gm3 retirés des stocks. Des quantités supplémentaires de GNL pourraient être éventuellement achetées sur le marché spot mondial (environ 5 Gm3 chaque mois), mais sans garantie de résultat immédiat, du fait de la faible quantité disponible, et avec un prix correspondant aux prix asiatiques, presque deux fois supérieurs en moyenne aux prix européens. Il faudrait deux à trois semaines pour qu’une cargaison de GNL atteigne l’un des terminaux européens.
Au-delà de quelques semaines, il deviendrait indispensable de mettre en œuvre immédiatement des mesures drastiques de réduction de la demande dans une grande partie de l’Europe. Certains consommateurs (ménages ou industriels) se trouveraient privés d’approvisionnement, sans doute durablement.
Dans toutes les hypothèses (interruption partielle ou totale), une crise prolongée aurait un impact économique sévère. En cas d’interruption partielle, le prix du gaz en Europe augmenterait de 15 % et celui du pétrole de 10 %. Par rapport au scénario de base, la zone euro subirait un recul global de -1,5 % de son PIB d’ici 2015, allant jusqu’à -3 % ou davantage pour certains pays de l’Est. La Russie subirait pour sa part une baisse de -2 % de son PIB en 2014 et -4,5 % en 2015. Quant à l’Ukraine, elle serait en faillite3. En cas d’interruption totale, les conséquences seraient bien sûr encore plus graves.
III- Quelles solutions pour le long terme ?
Si la crise actuelle dans les relations entre la Russie et l’UE devait se prolonger, ou même s’approfondir, il convient de noter que les échanges gaziers entre la Russie et l’Europe n’en seront pas nécessairement affectés. L’Europe occidentale importe du gaz russe (soviétique à l’époque) depuis les années 70. En dépit de fortes pressions américaines, plusieurs banques et entreprises ouest-européennes avaient pris part à la construction du principal gazoduc Sibérie-Europe, au début des années 80. Les échanges gaziers entre l’Union soviétique et l’Europe occidentale n’ont à aucun moment été contrariés par la guerre froide, et n’ont jamais non plus influencé son déroulement, dans un sens positif ou négatif. Cet exemple démontre que, au moins dans le cas de la Russie et de l’Europe, il n’existe aucun rapport nécessaire et immédiat entre liens énergétiques et relations politico-diplomatiques – ce que confirme une comparaison même sommaire entre les différents États européens.
On peut donc imaginer une situation où, comme au début des années 80, la Russie et l’UE collaborent activement dans l’énergie tout en gelant leurs autres relations. Cette solution semble à ce stade la plus probable. Dans cette hypothèse, la politique de l’Union européenne devrait simplement consister à pallier l’actuelle insécurité du transit par l’Ukraine, soit en sécurisant ce transit (par exemple en aidant l’opérateur ukrainien Naftogaz à apurer sa dette envers Gazprom), soit en développant les voies de contournement de l’Ukraine.
Àl’inverse, les décideurs européens pourraient opter pour une stratégie d’indépendance vis-à-vis du gaz russe. Compte tenu de l’absence de fournisseurs alternatifs disposant de quantités suffisantes, ce choix reviendrait à réduire fortement la part du gaz dans la consommation énergétique de l’UE. Les solutions adoptées varieraient d’un pays à l’autre. Globalement, outre un recours accru aux économies d’énergie et aux énergies renouvelables, on assisterait très certainement à la renaissance de deux sources d’énergie jusqu’alors perçues comme en perte de vitesse : le charbon et le nucléaire. La résilience de ces deux sources d’énergie dans plusieurs pays européens est d’ailleurs un phénomène constaté depuis quelques années ; une stratégie « anti-gaz » ne ferait qu’accélérer cette tendance.
1: Total de l’énergie consommée (production domestique + importations) avant conversion de l’énergie primaire en produit final (type électricité).
2: Chiffres de l’AIE.
3: Chiffres d’après une étude de l’Institut de recherche Oxford Economics.