Pour mieux asseoir la légitimité de son coup de force, la Russie instrumentalise le précédent du Kosovo, en arguant que l'indépendance et le rattachement de la Crimée à la Russie résultent du même processus. Pourtant, cette argumentation est fallacieuse, et ce pour plusieurs raisons :
Premièrement, en dépit de relations difficiles avec Kiev, la Crimée ne sort pas d'une décennie de politique d'oppression et de confiscation des institutions. Bien au contraire, elle jouissait, avant son annexion, d’un statut qui lui donnait une grande autonomie (rappelons ici que Milosevic avait enlevé cette prérogative au Kosovo).
D’autre part, le vote malvenu du gouvernement transitoire de Kiev, qui prévoyait de supprimer le russe comme langue officielle, était effectivement un très mauvais signal pour la suite, mais la loi n'a finalement pas été promulguée. Enfin, il n'y a pas eu en Crimée de crimes contre l'humanité (nettoyage ethnique) à l’encontre des ressortissants ethniquement russes ou russophones.
De ce fait, la protection des nationaux à l'étranger invoquée par la Russie ne peut pas s’appliquer ici. En aucun cas, cet argument ne peut légaliser une occupation de la Crimée par les forces russes (même si celles-ci prennent soin d'enlever leur écusson national devant les caméras), et encore moins une modification des frontières internationales (annexion) en quelques semaines, sans respect du droit international.
Le processus d'indépendance du Kosovo a été progressif, encadré internationalement (par une résolution du Conseil de sécurité des Nation-Unies), pour répondre à des normes démocratiques élémentaires.
La Russie s'était à l'époque opposée vigoureusement au processus d'indépendance du Kosovo au nom du respect de la souveraineté serbe. La Russie admet-elle donc aujourd'hui, en agissant ainsi en Ukraine, qu'elle a eu tort? Sinon, pourquoi ne pas reconnaitre aujourd'hui l'indépendance du Kosovo ?
Il faut souligner également que le Kosovo avait revendiqué son indépendance et non son rattachement à l'Albanie. L'Albanie n'avait d’ailleurs pas non plus de visées intégratrices sur le Kosovo (on se rappelle par contre les grandes peurs alimentées autour du spectre de la "grande Albanie").
S'il fallait faire une comparaison avec la situation des Balkans, ce n'est pas au Kosovo qu'il faut comparer la Crimée mais plutôt à la République serbe de Bosnie (Republika Srpska): Moscou se comporte aujourd'hui comme Belgrade hier en menant une politique d'influence et de rattachement de territoires appartenant à des Etats voisins, dans lesquels se trouvent des populations ici serbes, là russes et/ou russophones.
Pour finir, la différence (de taille) à ne pas occulter dans ce parallèle, est que les hommes politiques de Crimée n'ont heureusement pas le sang sur les mains qu'avaient les dirigeants de la Republika Srpska. Les représentants actuels de Crimée n'ont donc pas conduit de politiques criminelles, et en soi la volonté de sécession de la Crimée n'est d'ailleurs pas non plus criminelle. Mais pour ne pas tourner complètement le dos au droit international, il aurait par contre fallu que cette volonté sécessionniste soit conduite pacifiquement, démocratiquement et surtout dans le cadre d’un processus piloté par les grandes institutions internationales. Bref, tout l’inverse de ce que ce le coup de force russe a montré.
Joël Hubrecht
Chargé de mission à l'Institut des Hautes Études sur la Justice (Paris)
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