On l’appelle encore l’Autre Europe. Celle qui nous était inaccessible pendant plus d’un demi-siècle en raison du rideau de fer. Pourquoi revenir d’abord sur ce point quand on traite un sujet comme l’Europe centrale ? Certainement pas pour stigmatiser quoique ce soit, mais parce que c’est la réalité de l’histoire, et que celle-ci, dans cette MittelEuropa ivre de liberté, est encore en phase de cicatrisation.
Concrètement, comment cela se traduit-il dans la politique européenne tchèque et dans la conscience nationale ? Commençons par le sujet le plus brûlant de nos entretiens, celui de la PESD et du bouclier anti-missiles. « Notre politique étrangère est régie par notre passé » nous a souligné un conseiller, après être revenu sur l’affreux épisode de Munich, la disparition de la Tchécoslovaquie et les occupations nazie et soviétique. Tous ces évènements fondent la politique actuelle de la République tchèque, et en particulier les aspects sécuritaires. D’où la posture très atlantiste de la République tchèque. « Les deux piliers de notre sécurité sont l’OTAN et l’UE, et dans cet ordre s’il vous plaît ». Cela nous a frappés lors de toutes nos interviews. L’ancrage ferme dans l’OTAN, et une conception de la politique européenne de défense qui ne peut se faire qu’en complémentarité avec les organismes internationaux, tels l’ONU, l’OSCE et l’OTAN. Plus que de s’investir dans la PESD, la position de la République tchèque est claire : « il faut travailler dans le sens que les deux organisations, OTAN et UE, accroissent leur complémentarité et leur interopérabilité ». Et ce d’autant plus que le manque de moyens actuels de l’UE pousse au réalisme prudentiel. Mais les leaders politiques ne devraient-ils pas avoir une vision moins à court terme, et surtout être capables de se projeter 20 ans en avant ? Pour le moment, force est de constater que l’heure est au pragmatisme et pas aux grands projets. Quoiqu’en disent nos interlocuteurs, les cartes mentales post-seconde guerre mondiale (avec les évènements de 1948 et de 1968) et post guerre-froide, sont bien présentes dans les esprits, la Russie reste « un sujet complexe », euphémisme diplomatique qui cache si peu la dureté du sentiment éprouvé par les Tchèques vis-à-vis de la Russie. D’ailleurs, dès qu’on en vient aux relations russo-tchèques, sur la question du bouclier anti-missiles justement, là encore la réponse est sans équivoque « nous ne négocierons rien avec les Russes, il n’y aura pas un soldat russe stationné en République tchèque ».
Certains soutiennent fermement le bouclier anti-missiles par fidélité aux États-Unis, d’autre ont une vision plus globale de la sécurité mondiale : « Face à l’Iran, la Russie, la Corée du Nord, le Venezuela, il faut montrer que les États-Unis et l’Europe marchent ensemble ». Ici, c’est plus une posture politique qui est mise en avant, une communauté de valeurs, l’indispensable cohésion du « monde libre » en quelque sorte.
Pour autant, Prague n’abandonne pas l’idée d’une défense européenne. Son apport à la PESD se concrétise par exemple par la mise sur pied d’un bataillon de 2000 hommes, bataillon qui est slovaco-tchèque (« tchéco-slovaque » ? comme a ironisé notre interlocuteur), et qui sera lancé en septembre 2009. D’autre part, la République tchèque soutient fermement le Partenariat oriental, qui vise à soutenir les ex-républiques soviétiques et à renforcer les liens économiques universitaires, politiques et diplomatiques, et la sécurité énergétique de l’UE.
Certains de nos interlocuteurs ont reconnu l’échec total de la dernière conférence sur le racisme, dite Durban II, soulignant par cet exemple la difficulté pour l’UE d’exister sur la scène internationale et d’adopter des positions communes en matière de politique étrangère. Pourtant les 27 étaient parvenus à un accord, lequel a volé en éclat en fonction de considérations nationales, y compris du fait de la présidence tchèque qui a alors abdiqué de son rôle d'arbitre.
Le moment de ce voyage d’étude était important, puisque nous l’avons fait en pleine Présidence tchèque du Conseil de l’UE. Bien entendu, nous avons évoqué le bilan à presque mi-mandat de cette Présidence, ainsi que la crise politique qui a conduit récemment à un vote de défiance vis-à-vis du Premier Ministre Topolanek. Sur les ambitions initiales et actuelles, la Présidence poursuit sa feuille de route et plusieurs réalisations nous ont été rappelées comme : le taux réduit de TVA, le troisième paquet « énergie », le paquet « transport aérien » ou le paquet « coordination de la protection sociale ».
Sur la forme, et l’image de cette Présidence en Europe, que ce soit en raison des déclarations tonitruantes du Président Klaus ou bien du renversement du gouvernement, un de nos interlocuteurs a eu le courage de souligner que désormais les ambitions de la PTUE étaient « 1. De Survivre. 2. De faire apparaître le survivant comme un succès ». Voilà une affirmation qui tranche avec le langage habituellement retenu des diplomates….
Un journaliste, nous a aussi fait part de ses inquiétudes face à l’apathie générale qu’il perçoit de la société civile tchèque. « La liberté d’expression recule, et je ne crois plus vraiment à la démocratie ». « C’est la Sibérie intellectuelle ici ». Expressions sans doute exagérées qui laissent cependant transpirer la déception face à ce silence du mouvement humaniste et intellectuel. « La retenue serait-elle un trait caractéristique tchèque ? » avons-nous demandé. Avec un léger sarcasme, notre interlocuteur nous a répondu que « dans les manifestations de l’été 1989, il y avait beaucoup d’Italiens et de Hongrois »…. Comment comprendre ce témoignage d’un journaliste engagé, autrefois dissident et fervent défenseur des libertés civiques ? « Je suis nostalgique de la Tchécoslovaquie » nous a t-il avoué. Pour l’effervescence intellectuelle sûrement. Moins pour le système alors en place. On ne s’attendait pas à cette confidence qui nous a parue surprenante, mais qu’il nous faut décrypter si l’on veut avancer et continuer à donner « un nouveau souffle à l’Europe » comme le soulignait récemment Michel Barnier.
Après 4 jours de rencontres, notre impression finale est que nous sommes encore loin de construire une Europe politique à 27. Le dernier élargissement, qui fut un énorme choc pour l’UE, doit encore être digéré, il faut stabiliser ce processus d’intégration avant d’aller plus loin. « La conscience tchèque n’est pas du tout prête à réfléchir aujourd’hui à une fédération d’État-Nations ». « On profite encore de notre indépendance qui est très récente, pendant longtemps (plus de 1000 ans) on a été intégré dans un bloc et dominé par un autre pays », si l’on exclut une parenthèse au XIVe siècle et celle de l’entre-deux guerres. Même au sein du groupe de Višegrad, les relations sont difficiles, et un de nos interlocuteurs a dénoncé la position de la Pologne qui vise à dominer ce forum de concertation et de dialogue. Cela dit, la majeure partie de la population tchèque continue de soutenir l’UE et reconnait ce qu’elle a apporté au pays, mais il y a aussi « le sentiment que parfois à Bruxelles on décide pour nous dans un sens que nous ne voulons pas ». Un interlocuteur français en poste à Prague a souligné que l’UE leur rappelle le COMECON… Un autre, tchèque cette fois, nous a fait remarquer que « les Tchèques n’aiment pas accepter de fait des opinions préfabriquées ». C’est là le cœur du sujet, car on ne pourra pas construire l’Europe et poursuivre l’intégration sans l’adhésion des peuples et la prise en compte de leurs mémoires collectives. Or Bruxelles pinaille, impose des règles qui touchent les traditions locales et la culture nationale, comme celle qui impose de ne pas garder le goulasch plus de 3 jours, alors que c’est justement à partir de ce 3e jour qu’il est à point… En pleine période de renaissance nationale tchèque, et pour nous Français, si attachés à nos traditions culinaires et notre cuisine de terroir, il nous est facile de comprendre les Tchèques au moins sur ce point…
Vice-Présidente