Le regret est souvent exprimé d'une Europe réduite à sa dimension marchande. Pourtant, le projet d'unité de l'Europe est largement préexistant à toute notion de marché commun ou d'union douanière. Il n'est même pas, à son origine, politique. L'idée même d'union européenne fut d'abord, au XIXe siècle, morale et spirituelle et sa traduction politique n'interviendra qu'au XXe siècle. Parmi les auteurs qui ont prôné cette unité, le dramaturge Stefan Zweig revêt un caractère exemplaire par son identification absolue à la cause européenne, jusqu'à l'abîme.
L'engagement de l'auteur se comprend par sa pensée universaliste. Zweig est d'abord un européen admirable par son refus de s'enfermer dans le particularisme. Évoluant dans une époque marquée par l'exaltation nationale, il dénonce le repli sur soi, individuel et collectif, qui conduit, in fine, à la haine de l'autre. L'histoire a donné raison à Zweig mais son constat demeure, hélas, d'actualité.
Le miracle de l'Europe est de nous enrichir de nos identités multiples (nationales, religieuses et sociales) mais en nous élevant à une identité spirituelle commune; ouverte au monde mais puisée dans le terreau judéo-chrétien de Paul. Zweig rejoint l'humanisme de Jean Monnet quand celui-ci décrit la construction communautaire non comme une alliance d'États mais comme un projet de civilisation. Zweig annonce en quelque sorte le projet européen dans sa dimension morale; il nous invite, non à le nier, mais à dépasser le cadre national dans une forme d'élévation.
L'Europe de Zweig n'est pas abstraite, elle est incarnée, ancrée dans le vécu des individus qui la composent. Voyageur inépuisable, il s'est joué, à sa manière, des frontières pour découvrir notre continent dans toutes ses richesses. Héritier des clercs du Moyen Age, il est à la recherche de cette émulation intellectuelle, par le voyage et l'échange, qui a façonné l'Europe durant des siècles, tels Erasme, Spinoza et Descartes. Et lorsque Zweig se pavane sur les bords de la Méditerranée, il rend hommage aux aristocrates victoriens rassemblés sur la côte amalfitaine pour le rituel du "grand tour".
Une nécessité s'impose alors, celle de rappeler que l'idée nationale est une construction récente. On fustige aujourd'hui l'abstraction communautaire et ses partisans qui voudraient la doter d'un cadre politique. Or, le fait national n'a que deux cents ans, c'est donc un phénomène récent au regard de l'histoire. Avant Napoléon et la Révolution française, la nation elle aussi était une construction théorique.
La matrice de l'Europe moderne n'est pas la nation mais la ville. Durant des siècles nos représentations mentales furent structurées autour de ces points de référence. C'est de la ville, à la Renaissance, qu'émergent les idées nouvelles. Ce sont les marchands des riches cités fluviales, telles Venise et Bruges, qui ont accumulé les richesses constituant le socle du capitalisme continental. Durant des siècles, les conquêtes territoriales étaient fonction de la prise de citadelles. La Révolution française elle-même, mère du nationalisme, est bien davantage une révolution parisienne. Certes, un Renan lui fait sans doute défaut, mais l'Europe s'est construite, consciemment ou non, par un enchevêtrement de réseaux dont le point focal est la cité.
Ce n'est pas le moindre des succès de l'idée nationale que de s'imposer comme une évidence, un fait indépassable. Une fin de l'histoire, en somme. Toutefois, le combat de Zweig pour la fédération européenne nous renvoie à cette interrogation: faut-il se limiter au giron national car l'ouverture à un ensemble plus vaste nous serait impossible, telle l'allégorie de la caverne de Platon? Plus prosaïquement, le projet d'une Europe politique est-il une chimère dans l'état actuel des mentalités?
Ces interrogations renvoient à la question de l'existence d'un peuple européen et, par extension, à la possibilité d'une expression démocratique commune. La démocratie moderne est née dans le cadre de l'État-nation et il y a une angoisse légitime à ce qu'elle ne puisse pas prospérer dans un cadre supra national. Toutefois, celui-ci est par essence marqué par le pluralisme dont se nourrit la société démocratique. Certains États-membres connaissent une grande diversité culturelle et ils sont parfois, à l'image de l'Italie ou de l'Allemagne, de constitution récente. La notion même de peuple, terme à fort contenu affectif mais imprécis, ne répond donc qu'imparfaitement à la possibilité d'une démocratie européenne.
Les nationaux objecteront que le ciment de tels pays est l'existence d'une langue commune, tare rédhibitoire de l'Europe. Voilà donc l'argument ultime! Examinons les faits. L'histoire de l'Europe démontre que la diversité de langues n'est pas un obstacle à l'échange et au partage. Au sein même des territoires nationaux nous intégrons l'idée que les citoyens partagent différentes langues, notamment régionales. Dans certains Etats membres, tel l'Espagne, cela est même devenu une évidence. Il n'y a aucune fatalité à ce que le prétendu autre, l'Allemand, l'Anglais, etc., soit désormais accepté et intégré mais que sa langue soit condamnée à être ignorée. L'exemple linguistique démontre donc à quel point nos frontières sont avant tout mentales. Le projet communautaire exige de nous de les dépasser et c'est à ce prix que l'unité culturelle et politique de l'Europe apparaîtra, à son tour, comme une évidence.
La déception de Zweig, au regard du projet européen, résulte, sans doute, de notre refus de reconnaître que, pour nous Européens, ce sont nos différences qui nous unissent. Telle est notre identité, notre destin commun. Et notre message au monde.
Toutefois, le suicide de Zweig n'est pas un acte définitif. Dans l'idéal déçu, le désespoir est accessoire. La voix n'est pas éteinte et il appartient à notre génération, fille de l'Europe en paix, de prolonger le sillon. Jusqu'à l'unité politique de l'Europe car il n'y a guère de plus grande reconnaissance que l'enfant devenu prodigue.
Jérôme Cloarec