Les justifications du recours à l'endettement public
Il existe aujourd'hui un relatif consensus économique quant au rôle des autorités publiques au regard de ces deux aspects, a fortiori à la lumière de la crise financière. A court terme et en bas de cycle, le cadre d'analyse keynésien est validé par le coût, notamment en matière d'emplois, qui résulte d'une absence d'intervention publique. Néanmoins, dans le cas français, l’érosion des marges de manœuvres budgétaires liée aux déficits chroniques, dont la responsabilité est imputable aux deux bords politiques, en limite la pertinence. A plus long terme, et dans un nombre limité de cas, les théoriciens de la croissance s'accordent à dire que les investissements publics sont justifiés lorsque le marché ne les finance pas spontanément, eu égard par exemple à leur montant – infrastructures de transport… – à l'incertitude de leurs rendements – recherche fondamentale… – ou aux "externalités positives" qu'ils génèrent (c’est-à-dire quand le rendement social d’un investissement excède le rendement privé, et qu’il n’est donc pas rentable pour un investisseur privé de le financer ; c’est le cas de la formation professionnelle par exemple, qu’une entreprise ne financerait souvent pas sans incitations publiques).
Comment juger à cette aune le "grand emprunt" français et un hypothétique emprunt européen ?
Le cas du grand emprunt français : fiction, désastre ou opportunité?
La première approche consiste à dire qu'au-delà du coup médiatique, cet emprunt n'aura qu'un impact marginal, ni réellement négatif, ni positif non plus. Du strict point de vue juridique en effet, cet emprunt ne se distinguera en rien de ceux que la France, par l'intermédiaire de l'Agence France Trésor, émet massivement tous les ans, soit pour financer les déficits, soit pour refinancer les dettes arrivant à échéance. D'autre part, c'est une fiction juridique d'affirmer que l'emprunt en question va servir à financer des "dépenses d'avenir" : à l'instar des autres recettes de l'État (prélèvements obligatoires, recettes de participations, etc…), les recettes d'emprunt sont soumises au principe d'universalité rappelé par la LOLF (2) : autrement dit, les recettes issues de l'emprunt ne peuvent être fléchées vers des dépenses spécifiques mais se fondent dans l'ensemble des recettes de l'État, et il n'est donc nul besoin de lancer un emprunt particulier pour financer ces dépenses (sans compter par ailleurs la prime d'émission qui devra être ajoutée au coût de l'emprunt pour attirer les particuliers si l'emprunt n'est pas levé sur les marchés financiers). En termes économiques l'emprunt devrait représenter environ 15 à 20 milliards d'Euros suivant les dernières déclarations (qu'il s'agisse d'un chiffre global ou annuel est encore assez flou). C'est beaucoup et peu à la fois ; beaucoup car, en représentant environ 1% du PIB, c'est l'équivalent du budget de recherche privée de l'ensemble des entreprises françaises, et l'équivalent du tiers de l'impôt sur le revenu 2008 ; peu également, car c'est à peine plus du double du budget R&D d'une entreprise comme Microsoft : on peut donc craindre des effets minimes, notamment si le produit de l'emprunt est saupoudré sur une myriade de projets.
Une deuxième approche plus pessimiste suggère que la France n'a plus les moyens de s'endetter puisque son ratio dette / PIB tend vers 100%. Certes, d'autres font bien pire (Belgique, Japon, Italie…) mais leur croissance apparaît justement durablement déprimée. Le poids des remboursements est déjà élevé (de l'ordre de 3% du PIB, vers les 4%, plus que l'éducation) et au-delà d'un certain seuil, on ne peut exclure une dégradation de la notation des titres souverains qui conduirait à une explosion du coût de la dette. Par ailleurs, on peut légitimement s'interroger sur la capacité de l'État à affecter les ressources issues de l'emprunt aux projets qui en on le plus besoin: d'une part, il est très probable que l'on redistribue d'une main ce que l'on prend de l'autre (autrement dit que les crédits accordés par exemple à de nouveaux projets de recherche servent de prétexte à une régulation budgétaire accrue de l'existant). D'autre part, dans un contexte de crise où plusieurs secteurs structurellement en perte de vitesse, mais suffisamment bien organisés pour se présenter comme stratégiques, savent habilement user des médias pour faire entendre leurs voix (industrie lourde, automobile, travaux publics et construction…) et arguer de la crise pour réclamer des aides, on peut s'interroger sur la capacité et la volonté des gouvernants d'orienter les ressources vers des secteurs ou structures générateurs de rendements élevés sur le long terme (recherche fondamentale et appliquée, start-ups innovantes…), mais peu rémunérateurs en matière d'image politique (3). Il suffit pour se convaincre de ce risque de constater à quel point nos champions nationaux sont habiles pour capter à leur avantage les ressources publiques, au détriment de l’émergence d’entreprises plus dynamiques (comme l’a montré le "Rapport Camdessus" en 2004, toutes les sociétés du CAC 40 ont plus de 25 ans d’existence, un triste constat si l’on effectue la comparaison avec les Microsoft, Google, AMD, Intel,… américains). Enfin, on est en droit de s’interroger sur le timing de cet emprunt : les investissements qu’il est sensé financer étaient tout autant stratégiques avant la crise, mais sans doute est-il plus facile de donner à cette nouvelle dette un caractère relatif au regard des déficits courants que la France connaît actuellement…
Suivant la troisième approche, et même si l'auteur de ces lignes serait plus enclin à considérer les deux premiers scénarios comme les plus probables, il serait injuste de faire par anticipation le procès d'une initiative qui pourrait répondre à un réel besoin : il existe assurément en France un déficit d'investissement public et privé dans certains secteurs innovants (réseaux télécoms de dernière génération, biotechnologies, nanotechnologies…) et en capital humain (formation supérieure, tant en niveau que suivant les domaines concernés). De même, les objectifs, en termes de compétitivité, énoncés à Lisbonne en 2000 et Barcelone en 2002 (enseignement supérieur, recherche publique et privée) sont loin d'être atteints. De plus, parce qu'il serait irresponsable de croire que dans les secteurs concernés, les progrès ne peuvent venir que d'une manne budgétaire en faisant l'impasse sur les nécessaires réformes (recrutement et incitations des enseignants chercheurs, sélection à l'université,…), il est envisageable d'user des ressources dégagées par l'emprunt pour "acheter les réformes", c'est-à-dire en indemniser les perdants pour en faciliter l'adoption (4).
Un grand emprunt européen : les solutions à privilégier et les idées à rejeter
Tous les domaines énoncés ci-dessus mériteraient effectivement des efforts accrus d'investissement mais il est justement regrettable que des solutions nationales prédominent, alors que c'est là que les politiques de l'Union sont les plus efficientes et surpassent celles des États. En effet, l'échelon pertinent pour réaliser les investissements capables de rendre l'économie européenne plus dynamique est sans nul doute européen : les grandes infrastructures de transport, les réseaux de télécommunication de nouvelle génération, les réseaux de transport d'énergie (gaz, pétrole, électricité), mais également les projets de recherche fondamentale où les effets d'échelle et de club sont cruciaux, le développement du capital humain par le renforcement des liens entre pôles de recherche et universitaires. A l'inverse, les tentatives de réaliser de tels projets au niveau strictement national sont souvent vouées à l'échec, comme l'ont montré les pléthoriques (67!) "Pôles de compétitivité" lancés en 2005. Idée judicieuse à l'origine puisque les synergies qui existent entre entreprises, universités et grandes écoles et centres de recherche publics et privés sont réelles, la volonté de chaque conseil régional et général d'avoir "son" pôle a porté un grave préjudice au projet qui aurait dû être conçu et réalisé à l'échelle européenne. Enfin, l'UE est aussi le meilleur niveau de décision car si sa dimension technique est par bien des aspects critiquable, elle lui permet aussi de porter plus aisément des projets de long terme et de s'inscrire dans un cycle électoral plus cohérent car identique pour les 27, tandis que la multiplication des échéances électorales nationales incite à des dépenses immédiatement visibles sans prise en compte de leurs bénéfices sur le plus long terme.
(ii) La seconde option, qui apparaît d'autant moins d’actualité aujourd'hui que la sortie de crise constitue un horizon probable, aurait consisté à organiser un emprunt massif et ponctuel afin de financer un plan de relance à l'échelle européenne, directement géré par l'Union européenne. C'est une erreur de croire que l'Union puisse mener à bien une telle politique en l'état actuel de ses compétences : la relance ne peut s'opérer que par une baisse des prélèvements obligatoires ou par une augmentation des dépenses. Or, l'UE ne prélève aucun impôt sur les ménages ou les entreprises et les dépenses de l'Union se répartissent essentiellement entre quatre politiques: la PAC, la politique régionale, la politique de développement et les politiques de soutien à l'innovation : aucun de ces champs n'est propice à une augmentation immédiate et massive des dépenses puisqu'il s'agit au contraire de politiques de long terme qui s'inscrivent dans des durées dépassant largement celles des cycles économiques. On peut le déplorer mais force est de constater que les États demeurent pour l'instant plus à même de mener des plans de relance budgétaire. En l'état actuel de ses compétences, l'UE doit donc d'abord s'efforcer de coordonner les politiques budgétaires nationales, ce qui constitue un projet déjà fort ambitieux.
JG
1) Mémoires pour servir l’Histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte Hélène par les Généraux qui ont partagé sa captivité, 1823.
2) Article 6 de la Loi organique n°2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances ("LOLF") : "L'ensemble des recettes assurant l'exécution de l'ensemble des dépenses, toutes les recettes et toutes les dépenses sont retracées sur un compte unique, intitulé budget général."
3) Voir Wyplosz: Le mirage de la relance ciblée
4) Voir la thèse défendue par Depla et Wyplosz dans La fin des privilèges, payer pour réformer
5) "Le budget est, sans préjudice des autres recettes, intégralement financé par des ressources propres."
6) La BEI émettrait par exemple titres sur les marchés obligataires et de s'engagerait à abonder aux projets proposés par la Commission, qui assumerait en retour les intérêts, financés sur le budget communautaire, le montage faisant l'objet d'un accord politique entre les Etats-membres, qui sont directement responsables des financements apportés par la BEI, la BEI et l'UE. Il suffirait donc d’une augmentation minime de la contribution des Etats-membres, ou d’une diminution équivalente d’un poste de dépense.