Depuis la Grande Dépression des années 30 et les travaux de Keynes, le recours à la dépense publique en période de récession était considéré comme une évidence. Comme l'a récemment rappelé Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI : « dès lors que la politique monétaire (incluant l'augmentation des lignes de crédit et la baisse des taux d'intérêt) a atteint ses limites, les dirigeants politiques n'ont d'autre choix que de recourir à la politique fiscale ». En clair, en période de crise financière et de récession économique, les déficits budgétaires sont non seulement inévitables, mais indispensables pour éviter un effondrement complet de l'économie. Cela n'enlève rien à la nécessité de l'équilibre budgétaire sur le long terme. Mais le retour à la discipline budgétaire ne doit en aucun cas précéder le retour à la croissance.
Pourquoi les dirigeants Européens, confrontés à la pire dépression économique depuis 80 ans, ont-ils choisi d'enterrer Keynes? Le Conseil Européen extraordinaire du 11 février a réaffirmé le soutien politique des États membres de la zone Euro à la Grèce, victime d'attaques spéculatives. En contrepartie, celle-ci s'engage à mettre en œuvre dès à présent un programme drastique de réduction des dépenses et de hausse des prélèvements, destiné à ramener le déficit budgétaire, dès cette année, de 12% à 3%. Cette cure d'amaigrissement radical, imposée à un pays dont le PIB a chuté de 0,8% au quatrième trimestre 2009, fait écho aux programmes similaires récemment adoptés en Irlande, en Lettonie et dans plusieurs autres pays Européens parmi les plus touchés par la crise économique mondiale. Les conséquences catastrophiques de cet ensemble de mesures pour l'économie Européenne sont si évidentes qu'il n'y a qu'à les dire.
Pour mesurer la nature du problème, il faut rappeler que la Grèce représente à peine 2% du PIB de la zone Euro: une promesse d'aide financière à la Grèce eut été largement à la portée des principales économies de la zone Euro, qui sont également les moins touchées par la crise. La France, par la voix de Nicolas Sarkozy, était toute prête à annoncer un tel soutien. Le veto est venu d'Allemagne: zélateur de l'austérité budgétaire à domicile, le gouvernement Merkel, par la voix de la chancelière, a rejeté pour le moment tout soutien financier à un pays invité à restaurer immédiatement la discipline de ses comptes publics. Ce choix de l'Allemagne reflète le refus similaire, exprimé il y a plus d'un an, d'un grand plan Européen de relance face à la crise. Il rappelle également l'attitude adoptée, il y a 80 ans, par les gouvernements de la République de Weimar face à la crise de 1929. La politique déflationniste adoptée alors avait transformé la récession en dépression et avait abouti, en Allemagne, à plus de 6 millions de chômeurs - et à l'arrivée de Hitler au pouvoir.
Ce parti pris des élites allemandes, et de nombreuses élites Européennes, est un choix conscient qui s'alimente à plusieurs sources. Outre un rejet délibéré du keynésianisme et une adhérence naturelle aux dogmes les plus schématiques de l'économie néoclassique, s'y joint une méfiance profonde envers certains pays (comme la Grèce, mais également la France), incapables depuis 30 ans d'adopter une attitude responsable en matière budgétaire et dont les déficits sont largement antérieurs à la crise actuelle. Dans le cas de la Grèce, il faut ajouter le trucage massif et systématique des comptes publics (pratiqué depuis 2004 et révélé seulement l'année dernière) et un budget totalement déséquilibré au profit, entre autres, des dépenses militaires. Pour l'opinion allemande, attachée à la discipline et à la vertu en matière financière, un tel comportement est plus qu'irresponsable, il est immoral. Il est juste que la Grèce souffre aujourd'hui pour expier ses turpitudes. Et tant pis si cette « justice » doit, par effet de contagion, entraîner dans l'abîme la plupart des économies de la zone Euro - et sans doute la monnaie unique elle-même.
Menace sur la zone Euro
Car la crise grecque menace bien l'ensemble de la zone Euro. Il ne s'agit pas d'enterrer trop vite la monnaie unique, même si les derniers événements font réapparaître le débat sur la disparition de la zone Euro, débat entamé il y a quelques années par Martin Feldstein. En revanche, cette crise met en lumière le vice fondamental de cette construction: 16 pays partagent une monnaie commune, mais cette zone monétaire unifiée ne possède ni budget centralisé, ni aucun instrument de gestion économique commune. Or une monnaie commune supprime l'outil du réajustement monétaire (dévaluation ou réévaluation) en cas de choc asymétrique. Et l'absence de budget Européen réduit fortement la possibilité de transferts financiers suffisamment rapides et importants (sauf dans le cas de plans de sauvetage ad hoc mis en œuvre par les autres États, perspective toujours aléatoire et toujours trop tardive) et implique l'absence de tout stabilisateur automatique. De fait, en dehors d'un hypothétique plan de sauvetage, les États victimes d'une crise asymétrique se trouvent dès lors contraints à une longue période de déflation, seule à même de rétablir leur compétitivité avec leurs voisins. L'acceptation d'une telle perspective revient à condamner une génération entière à la paupérisation relative, et parfois même absolue - et à refuser d'envisager les probables conséquences électorales et politiques d'un tel processus.
L'impératif d'un gouvernement commun
Les créateurs de l'Euro étaient bien sûr parfaitement conscients de ce risque. Leur choix était politique: ils faisaient le pari que l'union monétaire obligeraient tôt ou tard les dirigeants Européens à parachever l'union politique, précisément parce qu'une monnaie unique, sans un gouvernement souverain disposant de ressources budgétaires propres, et capable de réagir efficacement à la conjoncture, est vouée à s'effondrer tôt ou tard. Analysant ce choix politique, Paul Krugman soutenait dans un récent article que l'Europe monétaire s'était sans doute faite un peu trop vite, sans mettre sur pied au préalable une véritable politique fiscale et budgétaire européenne. C'est précisément à cette situation que se trouvent aujourd'hui confrontés les gouvernements Européens. Un plan de sauvetage ad hoc permettra peut-être de sauver la Grèce et d'autres pays en 2010. Mais sans gouvernement commun, l'expérience de l'union monétaire risque de s'achever dans la catastrophe économique et politique. Car derrière la Grèce, il y a l'Espagne, le Portugal, et le Royaume-Uni (même si ce dernier ne fait pas partie de la zone Euro).
Cette crise grecque est donc un test à bien des égards pour l'Union. Elle soulève plusieurs questions. Quel va être l'avenir des finances publiques de l'ensemble des pays de la zone Euro, vieillissant, et à la traîne de l'économie mondiale ? Va-t-elle amener l'Europe à une meilleure gouvernance économique et fiscale ? Comme le soulignait Jacques Attali en juin dernier, "Toute l'histoire nous apprend que si l'Europe ne se dote pas dans les années qui viennent d'un véritable gouvernement, toute la construction Européenne s'effondrera. Car qui n'avance pas recule. Si nous ne sommes pas capables d'avoir un ministère des finances, une politique budgétaire, une politique fiscale commune, une politique sociale commune, l'Euro n'existera plus, car l'Euro ne peut pas tenir si chacun a sa propre conception de la discipline budgétaire".