La crise grecque vient nous rappeler cruellement la nécessité d'avancer sur l'union politique. On en est très loin aujourd'hui, mais c'est précisément parce que nous n'avons pas accepté de payer ce prix politique du projet européen. Chacun veut les avantages de l'UE sans en tirer les conséquences en termes de souveraineté. Bref, chacun veut le beurre et l'argent du beurre. On nous dit que le peuple n'y est pas prêt, mais on notera surtout une classe politique incapable d'évoluer et de trancher sur ce sujet. Cette crise en est bien la dernière illustration. Or sans gouvernement économique, qui peut croire que l'Euro pourra fonctionner sur le long terme? Il en est de même pour l'UE dans son ensemble : on a fait l'intégration géographique au détriment de celle politique, car cela était plus facile, acceptable et que nos dirigeants avaient alors peu de vision stratégique de l'Europe. Nous pouvons mesurer aujourd'hui les conséquences de ce choix, le risque d'anéantissement de l'UE est réel. Non pas sa disparition, mais pire, son impuissance et son invisibilité en tant que grand acteur international. Déjà, sur peu de sujets, l'Europe est forte, crédible, et audible.
Cette crise grecque fait remonter à la surface un certain nombre de débats dans les opinions publiques européennes. Tout d'abord : celui de la remise en cause de l'élargissement. A l'époque déjà, le débat opposait partisans de l'extension géographique immédiate contre ceux qui souhaitaient d'abord impérativement approfondir l'intégration européenne, c'est-à-dire réformer les institutions. Le dernier élargissement, et notamment aux pays d'Europe centrale et orientale, était non seulement une réparation des accidents de l'histoire, un devoir moral et nous disait-on alors, une condition pour établir l'harmonie économique et sociale entre tous les pays du continent européen. On nous promettait sinon d'avoir à nos frontières un vaste no man's land criminalisé, dans lequel fleuriraient les mafias en tout genre, et qui ferait peser sur nos économies un risque de dumping social très fort. Bref, il fallait élargir coûte que coûte, avant de réfléchir aux conséquences institutionnelles d'une telle extension géographique, au risque de se voir s'établir un nouveau rideau de fer, économique. L'ouverture des frontières et l'intégration devaient profiter au rattrapage économique des pays de l'ancien bloc de l'Est. Sans mettre de côté le choc violent qu'a été pour ces pays la transition économique des années 90, la majorité d'entre eux ont rattrapé de manière fulgurante leur retard (Hongrie, République tchèque) même si d'autres restent encore bien à la traîne (Bulgarie, Roumanie).
Cela dit, la dissymétrie économique et sociale qui persiste entre l'Est et l'Ouest fait douter une partie de l'opinion publique de la réussite des politiques d'élargissement et de leur intérêt au niveau national (pour chaque État membre), beaucoup d'entreprises d'Europe occidentale étant victimes des délocalisations massives à l'Est de l'ancien rideau de fer. Derrière cette remise en cause de l'élargissement, se cache une remise en cause du principe de solidarité européenne, un certain « I want my money back » flotte sur le drapeau bleu et jaune. N'a-t-on d'ailleurs pas lu, dans une certaine presse allemande, la proposition de faire sortir la Grèce de la zone Euro ? Beaucoup ont également souligné le fait que les subsides européens reçus n'ont pas servi un nouveau dynamisme économique et industriel (sur le modèle irlandais), et qu'au passage, la Commission a failli dans son rôle de superviseur économique, afin de vérifier le juste emploi des sommes allouées à la Grèce. Élargissement, solidarité : tous ces principes sont remis en cause aujourd'hui justement parce qu'on a tardé à se pencher davantage sur l'union politique. Cette désillusion de l'élargissement devrait faire comprendre aux angéliques défenseurs d'une UE aux frontières infinies que l'absence de cohérence politique, économique et culturelle fait peser un risque sur le système dans son ensemble. Plus prosaïquement, "la maison brûle », et ce n'est donc clairement pas le moment de disperser nos forces, n'en déplaise à M. Zapatero, qui n'a rien trouvé de mieux pour exister que de relancer la candidature turque.
Autre débat qui refait surface : celui de la disparition de l'Euro, pourtant dernière grande réalisation européenne (voir sur ce sujet l'article de l'Atelier signé par Quentin Perret).
Dans ce contexte délétère, il semble n'y avoir que deux options: le repli national ou se fixer l'objectif d'un gouvernement européen, avec, comme étape intermédiaire, une phase de consolidation de l'acquis communautaire, désormais menacé, puisque les conditions politiques ne sont pas encore réunies pour aller plus loin. Aujourd'hui, nous sommes clairement dans l'option nationale. Pourtant, cela ne peut nous mener qu'à l'impasse, en tout cas à une encore plus grande marginalisation de l'UE dans l'arène mondiale. Partout en Europe, les forces centrifuges sont d'une incroyable violence, tout le monde cogne à tout va sur l'Europe, à tout propos, et notamment à Paris; on se gargarise de la France éternelle, de la nation, de l'état psychologique de Jeanne d'Arc et de la vie sexuelle de Michelet, et peu de plumes de la presse française, plutôt que de se faire l'écho de toutes ces polémiques d'enterrement de l'Europe, rappellent le projet de civilisation qu'est l'UE. De l'autisme pur. Du défaitisme. Du suivisme par manque de rigueur intellectuelle et d'esprit visionnaire.
Ceux qui, comme nous à l'Atelier, défendent l'UE comme unique condition pour se battre dans la guerre économique mondiale tout en restant un phare de civilisation et d'humanisme devant ce grand déballage financier, doivent tenir bon. Et s'il est toujours plus difficile d'aller à l'encontre des vents dominants, il y a quelque noblesse à se battre pour le seul motif d'espoir pour notre continent en ce début de siècle. Il faut sortir la tête du guidon médiatique, prendre de la hauteur et préparer l'avenir. Or, le choix de l'Europe, c'est celui de l'action contre le défaitisme; s'il faut repenser tout le système pour que tout cela fonctionne, allons-y, car enfin que diable, on ne compte pas ses efforts quand on joue sa survie! Et, à écouter la classe politique française, de Guaino à Besancenot, il est clair que la naïveté n'est pas là où on le croit.
Jérôme Cloarec et Camille Roux