Après plusieurs mois d'atermoiements, les membres de la zone euro, avec l'appui de la BCE, semblent enfin s'être donnés les moyens de se prémunir contre un défaut souverain, accordant à la Grèce et aux autres « PIIGS » (l'acronyme de Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne) un répit ponctuel, à supposer que les soubresauts actuels des marchés ne perdurent pas. Or, il ne s’agira là que d’un sursis si les États en question, mais également l'ensemble des membres de la zone, ne prennent pas la mesure des enjeux de long terme auxquels ils sont confrontés, en faisant le choix résolu de la compétitivité et en réduisant drastiquement le poids de leur dette publique.
Si la crise grecque a eu un mérite, c'est de rendre très concret un risque (le défaut sur la dette souveraine) jusqu’alors perçu comme virtuel, faisant taire ainsi un certain nombre de voix en faveur d’un endettement croissant et prétendument indolore. En se portant solidairement garants contre ce risque, au moins à court terme, les États membres de la zone euro et la BCE ont enfin agi dans le bon sens pour faire taire les craintes et les rumeurs, crédibles (la perspective d'un rééchelonnement grec) ou aberrantes (par exemple, un défaut de l'Espagne, pourtant bien moins endettée que la France: 65% du PIB pour l'Espagne en 2010 suivant les prévisions de printemps de la Commission, 84% pour la France), assises sur les notations d’agences réunies en oligopole et qui tentent de faire oublier par une sévérité nouvelle leur incurie dans la notation des titres subprimes.
Quoique l’attitude allemande ait pu laisser penser depuis février, il s'agissait bien d'un problème pour la zone euro dans son ensemble: même si un défaut unilatéral est techniquement possible sans même qu'il implique une sortie de la zone, il aurait pour conséquence de fragiliser l'ensemble des banques (la dette grecque est détenue pour près de moitié par des investisseurs institutionnels français et allemands) et d'envoyer un signal très négatif aux investisseurs sur le risque des titres souverains des différents membres. En contrepartie de l’adoption de ces mesures coordonnées, il appartiendra à la Commission et à l'Ecofin de s'assurer que la Grèce adopte à la lettre les mesures d'austérité auxquelles elle s'est engagée, et qu’elles soient complétées si besoin est.
La cohésion de la zone est donc maintenue. Mais si l’évolution du niveau de dette publique au sein de la zone euro (de 66 à 84% entre 2007 et 2010) est bien une conséquence de la crise, les montants et surtout les perspectives incertaines de réduction sont le symptôme d’un mal plus profond: le manque de compétitivité qui prive les États d’une croissance forte, susceptible d’éroder le poids relatif de la dette passée, et les incite à se substituer à la croissance pour donner l’illusion par la dépense publique d’une création de richesse qui n’est que ponction sur l’avenir.
Quel lien avec l’euro? L’introduction d’une monnaie unique et d’une banque centrale indépendante a eu pour effet de priver les États de l’outil des dévaluations compétitives. En effet, les États avaient jusqu'à l'introduction de l'euro toute latitude pour dévaluer (ou pour laisser leur monnaie se déprécier par émission de monnaie) et en cas de ralentissement de l’activité, faire gagner de la compétitivité-prix à leur économie. C’est ce que revendiquent les contempteurs de l'euro lorsqu'ils l'accusent d’être surévalué. Or, il faut au contraire se réjouir: les dévaluations compétitives, (à l’image exacte de l’inflation) spolient les consommateurs au profit des exportateurs, et qui plus est, les moins performants, ceux dont les produits sont insuffisamment attractifs pour être vendus autrement que bradés par la baisse du change. Certes, à court terme, les dévaluations entretiennent la perspective d’un enrichissement puisque les exportations s’améliorent et soutiennent l’emploi, tandis que l’appauvrissement lié à l’inflation importée (c’est-à-dire celle qui résulte du prix plus élevé des importations) n’est pas immédiatement perceptible. Or, les dévaluations, comme la sous-évaluation des monnaies, sont délétères sur le long terme dans les économies développées (celles proches de « frontière technologique »), puisqu’elles faussent la perception de la performance économique (innovation, qualité, différenciation…) dans la mesure où la compétitivité prix des produits est acquise à court terme.
Pour ces raisons, si l’Allemagne porte une responsabilité certaine dans l’incohérence dont elle a fait preuve dans sa communication (au moins en apparence), renforçant plus encore l’image d’incapacité décisionnelle de l’UE, elle a en revanche raison de prôner l’orthodoxie budgétaire et de faire le choix de la compétitivité. Pourtant, les propos récents de Christine Lagarde sur la compétitivité allemande ont montré à quel point cette dernière peut apparaître comme un problème bien plus qu’un horizon.
Certes, on peut s’interroger sur la faiblesse de la consommation allemande. Mais bien plus que par la faiblesse des salaires (qui quoiqu’on entende dire sont parmi les plus élevés de la zone euro, en dépit des accords de modération salariale négociés depuis une décennie), celle-ci s’explique par des éléments plus structurels: l’Allemagne est un pays encore endetté qui porte le poids de la réunification, et qui va devoir affronter un choc démographique majeur dans les prochaines décennies du fait de sa faible natalité, ce qui rend vain tout espoir d’une hausse de la consommation allemande supérieure aux gains de productivités. A l’inverse, dans les PIIGS, ainsi qu’en France, les coûts salariaux ont augmenté bien plus vite que ces gains (de 2002 à 2008, le coût unitaire du travail, qui compare l’évolution des salaires à celle de la productivité, a cru de 26% en Grèce, 15% en France et seulement 2% en Allemagne), dégradant la compétitivité de pays déjà bien plus sensibles que l’Allemagne au prix de leurs exportations (car structurellement plus « price taker »).
Pour ces raisons, et pour que l’euro perdure, il n’y a pas d’alternative à une sortie par le haut. Le débat sur le différentiel de compétitivité est vain s’il devient malthusien, puisque la compétitivité des uns ne se construit pas au détriment de celle des autres. Or, suivant, le mot de Krugman (in La mondialisation n'est pas coupable) «La compétitivité ne serait qu'un mot poétique pour exprimer la productivité d'un pays », et les recettes pour augmenter la productivité sont coûteuse politiquement mais connues – elles ont déjà été esquissées à plusieurs reprises sur ce site, et font étrangement consensus parmi les économistes. S’il fallait choisir trois axes sur lesquels cibler les efforts, les priorités devraient être les suivantes (qu’il s’agisse ici notamment de la France mais très largement aussi des pays plus fragiles de la zone euro) :
- une réforme du marché du travail pour mettre fin à la dualité de ce dernier qui exclut les outsiders souvent plus dynamiques et qualifiés au profit d’insiders très protégés. Une réforme réglementaire unifiant et flexibilisant les contrats de travail aurait pour effet de faire baisser le chômage, d’abaisser en conséquence l’aversion au risque qu’il entraîne et de favoriser la mobilité et une réallocation plus fluide des travailleurs vers les secteurs les plus productifs.
- un effort massif pour réduire les dépenses publiques les moins productives (notamment par une accélération des non remplacements, assises sur les gisements de productivités colossaux et inexploités – l’absence de retenue à la source en reste l’exemple typique, et par une réduction du nombre d’échelons territoriaux), qui doit permettre une diminution de la fiscalité sur les facteurs de production (capital et travail) et une meilleure allocation des ressources publiques vers l’innovation au sens large (éducation, recherche, infrastructures…).
- une concurrence accrue sur les marchés de biens et services (distribution, télécoms, banque de détails, éducation supérieure, professions réglementées…) qui aurait pour effet d’augmenter la production et l’emploi dans ces secteurs, et qui doit aller de pair avec la poursuite de la libéralisation des échanges internationaux, et l’externalisation des productions intermédiaires à faible valeur ajoutée.
JG