La construction européenne est à un tournant de son Histoire. Soixante ans après l'appel à l'unité lancé par Robert Schuman, alors Ministre français des affaires étrangères, la crise économique semble dissoudre inexorablement l'édifice européen, et faire ressurgir les égoïsmes nationaux annonciateurs de haines assoupies depuis un siècle. L'Europe se trouve ainsi brutalement renvoyée à son passé: celui d'une collection d'Etats-nations rivaux, fondamentalement étrangers l'un à l'autre, et séparés de leurs voisins par tous les degrés de la richesse et de la puissance. Cette désagrégation représente une menace directe pour le bien-être et la sécurité de l'ensemble des Européens.
Le moment est donc venu de faire le bilan de six décennies de construction européenne et de tracer des perspectives d'avenir. L'enjeu n'est rien moins que la survie de l'Europe au XXIè siècle.
L'Europe s'est bâtie en réponse à trois menaces immédiates: la guerre, la dictature et la pauvreté. Comment interdire, autrement que par des déclamations vaines, le recours à la force pour régler les querelles entre États européens? Comment enraciner la liberté et la démocratie chez des peuples tout juste sortis de la tyrannie? Comment fournir aux économies européennes un marché suffisant pour garantir durablement leur prospérité? Telles étaient, et telles sont toujours les questions qui se posent aux dirigeants européens. Et face à ces questions, l’Union européenne apparaît moins comme un choix que comme une nécessité. En effet, seule une structure politique européenne peut arbitrer les désaccords entre États, réglementer l'ouverture des marchés et, le cas échéant, imposer le respect des libertés et droits fondamentaux. Il suffit pour s’en convaincre de comparer l'histoire de l’Europe avant et après 1945. Le projet européen, c'est le règne du droit contre celui de la force.
La paix, la liberté et la prospérité sont globalement assurées en Europe depuis 60 ans. Sont-elles pour autant irréversibles? L'anéantissement de la Yougoslavie a rappelé qu'une guerre européenne restait une possibilité concrète, singulièrement au centre du Continent où bien des questions nationales demeurent en suspens. Le succès croissant des partis extrémistes dans de nombreux pays rappelle la fragilité de la démocratie. Et les conséquences particulièrement brutales de la crise actuelle sur les pays de la périphérie du Continent sont venues rappeler la vulnérabilité et l'inégalité des Européens face aux chocs économiques.
L'Union européenne a certainement commis des erreurs au cours des dernières années. Des élargissements trop rapides et dont le succès technique n'a pu masquer l'échec politique, notamment en terme d'acceptation par les opinions; le déficit persistant de légitimité démocratique de la Commission; et surtout, une Union monétaire à la fois trop large et dépourvue des instruments budgétaires indispensables à sa stabilité: telles sont les erreurs dont nous payons le prix aujourd'hui. Pourtant, ce qui frappe lorsque l'on réexamine les principales crises des vingt dernières années, c'est bien davantage l’impuissance collective des gouvernements nationaux que l’échec de l’Union européenne elle-même. Car sur toutes les grandes questions mettant en cause le destin des peuples, l'UE n'a jamais eu son mot à dire: la décision reste le domaine réservé des gouvernements nationaux. C’est donc bien à eux qu’incombe les échecs de l’Europe au cours des deux dernières décennies. L'échec de l'Europe en ex-Yougoslavie est leur échec, non celui de l’UE. L'échec de l'Europe face à la guerre en Irak est leur échec, non celui de l’UE. L’échec de l'Europe dans la concurrence internationale est leur échec, non celui de l’UE. Et surtout, l'échec dramatique de l'Europe face à la crise économique actuelle est leur échec, non celui de l’UE.
Après vingt années de crises successives, le modèle intergouvernemental pour gérer les affaires européennes a fait la preuve de son impuissance. Tant que la quasi-totalité des moyens matériels et des compétences régaliennes restera aux mains des gouvernements nationaux; autrement dit, tant que, face à une crise impliquant des choix fondamentaux, la décision continuera d'appartenir à ces mêmes gouvernements; tant que cette situation perdurera, rien ne pourra empêcher que le gouvernement anglais ne poursuive d'abord les intérêts de l'Angleterre, le gouvernement allemand les intérêts de l'Allemagne, le gouvernement français les intérêts de la France, ainsi de suite, et ce au détriment de l'intérêt de tous les autres. Or la juxtaposition des intérêts contradictoires de quelques États, fussent-ils de "grands" États, ne peut donner naissance, au mieux, qu'à des compromis bancals et temporaires; une telle juxtaposition ne fera jamais l'intérêt général de l'Europe. Et ce d'autant moins que les gouvernements nationaux, jaloux de leur poids politique, ont marginalisé la Commission pour en faire un secrétariat bis du Conseil, ce qui lui interdit d'être la gardienne des Traités, et partant de l'intérêt communautaire, rôle que lui assignent pourtant lesdits Traités.
Des erreurs ont été commises au cours de la construction européenne. Mais l'Europe ne peut être tenue responsable de problèmes dont on lui refuse le droit de se mêler, ni de difficultés qu'elle n'a jamais eu les moyens de résoudre. Les échecs de l'Europe au cours des vingt dernières années ne démontrent pas un excès d'Europe; ils démontrent au contraire une insuffisance d'Europe.
Pour une République européenne
Soixante années après la déclaration Schuman, la nécessité historique nous contraint à envisager dès aujourd'hui une nouvelle étape de la construction européenne. Il est désormais nécessaire de dépasser l'Union européenne actuelle et de fonder ce que Churchill, dès 1946, appelait les États-Unis d'Europe – autrement dit, une République européenne.
Deux conditions devront être remplies pour que réussisse cette Europe nouvelle:
− Elle devra être démocratique.
Les institutions européennes ont bien servi l'Europe. Mais la logique communautaire, qui a façonné l'Europe au cours du siècle dernier, n'est plus à la hauteur des nouveaux défis. De plus, les institutions actuelles n'ont ni la légitimité, ni la culture permettant de fonder une Europe citoyenne. Enfin, une nouvelle réforme des traités existants, impliquant l'unanimité des 27 États membres, n'est tout simplement pas à l'ordre du jour.
C'est donc en rupture avec la pratique actuelle que devra être fondé le nouveau gouvernement de l'Europe. Il ne s'agira pas de créer une structure entièrement nouvelle, mais simplement de faire de la Commission l'émanation du Parlement européen, choisi par les électeurs, sur le modèle du parlementarisme commun à la plupart des États membres. Ce gouvernement, qui pourrait être dans un premier temps celui de la zone euro, disposera de la souveraineté monétaire et budgétaire, ainsi que de la compétence exclusive pour les affaires extérieures et la cohésion économique intérieure. L'Union européenne concentrera ainsi son action sur les domaines où elle est la plus pertinente.
− Elle devra avoir les moyens d'agir.
La fondation d'un exécutif fort et légitime est une condition nécessaire, mais insuffisante, à la réussite de l'Europe. Celle-ci devra également disposer à l'avenir des compétences et des moyens nécessaires à l'action.
Ses compétences devront concerner l'ensemble des domaines touchant aux intérêts communs des Européens: la défense, les affaires extérieures, la cohésion économique intérieure. Les États nationaux conserveront naturellement toutes les compétences non exclusivement dévolues à l'Union et éviter ainsi que celle-ci se disperse et cède à un accès de régulation. Il ne s'agirait que de rendre effectif le principe de subsidiarité introduit dès le Traité de Maastricht.
Ses moyens devront être avant tout fiscaux et budgétaires. L'Europe devra disposer de ressources fiscales propres, à la hauteur des tâches qui lui incombent. La création d'un véritable budget européen s'impose d'abord pour la zone euro. L’absence d’un tel budget a aujourd’hui pour l’Europe un coût économique énorme. Mais à terme, il tombe sous le sens que l’Europe ne sera en mesure de défendre ses intérêts, et ceux de ses habitants, qu’à la condition d’en avoir les moyens. C’est bien aujourd’hui ce qui lui manque le plus.
La République européenne n'est pas seulement l'aboutissement logique de soixante années d'intégration. Elle n'est pas simplement une exigence démocratique élémentaire. Elle est aussi et surtout l'unique moyen pour l'Europe de survivre face à la crise, de demeurer au premier rang du développement et de la civilisation, de défendre ses intérêts dans un monde de moins en moins pacifique, enfin d'éviter le retour de la violence entre les hommes et de la haine entre les nations.