Entre adhésion, politique de voisinage et politique étrangère
En répartissant les portefeuilles dans la deuxième Commission sous sa direction, entrée en fonction début 2010, le Président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a décidé de demander à un de ses Commissaires de se concentrer sur les questions d’élargissement et la Politique européenne de voisinage. Cette décision est jugée très positive par Gilles Bertrand car ces problématiques méritent une place centrale à la Commission.
La Politique Européenne de Voisinage (PEV) existe depuis 2004 et elle est une entreprise sui generis, quelque part entre la politique d’élargissement et la politique étrangère classique. La PEV est distincte de la politique d’élargissement, qui s’applique aux pays des Balkans occidentaux, à la Turquie et à l’Islande. Quatre des seize États de la politique de voisinage (Arménie, Géorgie, Moldavie, Ukraine) affirment que l’adhésion à l’UE est la finalité de leur participation à la PEV mais les autres ne considèrent pas l’adhésion comme une priorité ou ne remplissent pas les critères géographiques fixés par les Traités: c’est le cas de tous les voisins des rives sud et est de la Méditerranée. Les pays partenaires de la PEV mettent en place des Plans d’action pour se rapprocher des standards de l’UE et atteindre une intégration économique et un rapprochement politique plus grands. C’est un exemple parfait du soft power européen car l’effet d’entraînement est réel. La PEV ne fait pas les grands titres des journaux mais le rapprochement entre l’UE et ses voisins est tangible. Une relation très étroite se construit entre l’Union et ses voisins. Hélas, cette politique n’est pas très lisible de l’extérieur et plus le temps passe, plus la question des incitations se pose. Nos voisins font de nombreux efforts pour adopter l’acquis communautaire mais se plaignent de ne pas en retirer des bénéfices immédiats substantiels. Par exemple, ils ne peuvent pas exporter certains produits vers notre marché, ils bénéficient d’échanges universitaires limités et réclament une facilitation accrue de la mobilité de leurs citoyens dans l’UE. La revue de la politique actuellement en cours vise à améliorer ces perspectives: Comment assurer et concilier la sécurité et la mobilité entre l’UE et ses voisins? Quelles concessions commerciales sont nécessaires, notamment pour les produits de l’agriculture qui occupe une grande part de la main d’œuvre chez certains de nos voisins? Ce sont des questions difficiles à aborder mais il faut se les poser et chercher des réponses dès aujourd’hui car la stabilité de nos voisins est fondamentale pour l’Union.
La Turquie
La Turquie est la 15ème économie mondiale (en PIB PPA) et la 2ème armée de l’OTAN, c’est un pays en forte croissance, à la croisée des chemins géopolitiques. Une détérioration, voire un échec, de nos relations et du processus d’élargissement en cours avec la Turquie se paierait très cher, et ceci à différents niveaux :
- Politique: cela renforcerait l’image d’une Europe « chrétienne », vieille, fermée et incapable d’intégrer un pays voisin jeune, dynamique et conciliant modernité, laïcité et Islam.
- Géopolitique : les Turcs font naturellement le pont entre l’UE et l’Orient. Leur adhésion nous permettrait de discuter plus facilement avec l’Asie Centrale et le Moyen-Orient, notamment en matière d’énergie, de transports, d’opportunités économiques. La politique étrangère de l’UE s’est toujours construite ainsi : l’ouverture vers l’Amérique Latine lors de l’adhésion espagnole est une bonne illustration.
- Économique: 90 millions d’habitants c’est un débouché indiscutable pour les produits européens.
La Turquie est au milieu d’un processus de changement et de réforme en profondeur dont il est trop tôt pour prédire l’issue. C’est un pays où l’État a été depuis toujours au centre de la construction de la nation turque moderne, un peu comme en France, et il conserve un rôle d’impulsion très fort. Quant à l’Union européenne, il ne faut pas surestimer les risques de dilution mis en avant par certains au sujet de l’adhésion turque: d’après Gilles Bertrand, le risque d’une perte de cohérence et le besoin de réformes institutionnelles sont plutôt une conséquence du nombre et l’adhésion d’un nouveau grand État avec une vision politique claire ne serait pas forcément une mauvaise nouvelle.
La fin du projet fédéraliste? Un changement de nature de l’Union ?
Les concepts de « fédération » et de « confédération » sont probablement dépassés. Le rêve d’un État fédéral européen n’est probablement plus réalisable dans l’immédiat, indépendamment de futurs élargissements. Paradoxalement, l’opposition mécanique entre élargissement et approfondissement est un argument que l’on entend souvent en France, un pays qui a pourtant rejeté à plusieurs reprises par le passé des avancées qui auraient pu conduire à une plus grande intégration politique.
Un projet fédérateur à réinventer
Dans les années 80, la mise en place d’un grand marché continental a été le projet fédérateur de l’Union européenne. Aujourd’hui, il faut bien sûr continuer à consolider et gérer le Marché unique mais ce n’est plus un projet politique capable de fédérer les européens et de porter une nouvelle vague d’intégration. La crise économique, en nous mettant face à notre petitesse, aurait pu nous inciter à la solidarité et au regroupement. Même s’il est trop tôt pour le dire, c’est l’inverse qui semble parfois se passer, les difficultés économiques exacerbent le nationalisme et le repli identitaire.
L’UE doit-elle abandonner tout projet fédéral et chercher plus loin ses frontières? L’espace dans lequel l’Europe a tissé des liens politiques, économiques et humains privilégiés à travers l’Histoire est plus grand que l’Union européenne, actuelle ou à venir. Il suffit de regarder une carte des densités de population et ses confins apparaissent clairement: l’Oural à l’est, le Sahara au sud, les déserts arabes au sud-est. Cette zone devrait devenir un espace d’interaction économique privilégié mais elle est bien trop vaste pour un projet politique. Il faut peut-être imaginer une autre structure, une géométrie plus variable pour approfondir l’Europe politique. Dans l’immédiat, tout approfondissement du projet demande d’améliorer la cohérence politique de l’Union européenne, notamment sur le front de la politique étrangère grâce au Traité de Lisbonne: Lisbonne offre un réel potentiel mais il faut veiller à ce que sa mise en œuvre, dans un climat politique difficile, ne débouche pas sur une « intergouvernementalisation » de la politique étrangère.
La langue
S’exprimer dans une même langue est un facteur essentiel d’identité. Une langue commune manque dans l’Union qui gère actuellement trois langues officielles en interne (français, anglais, allemand) et 23 en externe (le gaélique fut officialisé en 2007). L’anglais gagne du terrain comme langue véhiculaire mais c’est parfois au prix de la qualité: souvent, c’est l’anglophone de naissance qui n’arrive pas à se faire comprendre!
L’UPM
L’Union pour la Méditerranée peine à se mettre en place. Certes, le Secrétaire Général jordanien, Ahmed Massadeh, a pris ses fonctions à Barcelone en mars 2010 mais la situation politique au Proche-Orient et le nombre élevé de participants sont des facteurs de blocage. La France a insufflé beaucoup d’énergie politique dans ce projet mais le processus politique n’a pas rempli les ambitions du début. Cela dit, Sommet ou pas Sommet, la coopération euro-méditerranéenne continue sur un grand nombre de thèmes et de projets concrets. Le Secrétariat de l’UPM est à présent sur pied et il se concentre sur ce qui fera le cœur de la réussite du projet, à savoir la mise en place de projets économiques, énergétiques et environnementaux ambitieux qui attireront en Méditerranée les emplois, la croissance et l’innovation dont la région a besoin. Le Secrétariat est appelé à jouer un rôle de catalyseur mettant en relation institutions financières, États, entreprises et donateurs publics.
Audrey Gentilucci
NB: Cette réunion était un dialogue informel. Les opinions présentées par Gilles Bertrand sont de nature personnelle.