Les échanges vifs entre Nicolas Sarkozy et Peter Mandelson, commissaire au commerce ont été l'occasion de rappeler que la Commission européenne avait reçu un mandat des États membres pour négocier avec l'Organisation Mondiale du Commerce. Un tel mandat était-il nécessaire? Ne risque-t-il pas de léser un État membre? Les déclarations du président français n'affaiblissent-elles pas la position de l'UE et au-delà de la France? Quels sont les enjeux commerciaux de ces négociations ?
Monsieur le Député européen Jean-Pierre Audy, membre suppléant de la commission du commerce international nous répond.
Les déclarations du président de la République française n’affaiblissent pas les positions de l’Union européenne ; bien au contraire elles les renforcent. En effet, il est important que l’Union européenne et, plus généralement, nos partenaires commerciaux, sachent qu’il y a un "patron" qui décide. Il faut reconnaître qu’une des caractéristiques de la personnalité de Peter Mandelson est que c’est un "personnage" difficile à commander – et dans l’architecture juridique européenne, l’entité qui décide, c’est le Conseil et non le commissaire. Je termine ce point institutionnel en précisant qu’en fait le pouvoir appartient au Conseil (sous entendu "des ministres du commerce") et non au Conseil européen. Cette situation montre l’ambiguïté qui peut surgir aux yeux de nos concitoyens entre le Conseil européen qui rassemble les chefs des Etats membres et le Conseil (sous entendu "des ministres") qui rassemblent les ministres selon les sujets et les compétences de l’Union. Ce dossier, comme beaucoup d’autres, montre l’urgence d’avoir rapidement une présidence stable de l’Union européenne prévue dans le traité de Lisbonne.
L’enjeu de ces négociations est de se mettre d’accord sur des règles de fonctionnement du commerce international. Elles sont basées sur la Déclaration de novembre 2001 de la quatrième conférence ministérielle qui s'est tenue à Doha, au Qatar, et qui établit le mandat de l’OMC sur divers thèmes et prescrit d'autres travaux. Parmi ces négociations figurent notamment celles qui ont trait à l'agriculture et aux services, qui ont commencé au début de 2000. Le mandat original a été affiné par les travaux menés à Cancún en 2003, à Genève en 2004 et à Hong Kong en 2005. Le système commercial multilatéral qu'incarne l’OMC a largement contribué à la croissance économique, au développement et à l'emploi tout au long des 50 dernières années. Les gouvernements des États membres de l’OMC, compte tenu en particulier du ralentissement économique mondial, sont résolus à poursuivre le processus de réforme et de libéralisation des politiques commerciales, faisant ainsi en sorte que le système joue pleinement son rôle pour ce qui est de favoriser les échanges, la croissance et le développement. Ils ont réaffirmé donc avec force les principes et objectifs énoncés dans l'Accord de Marrakech instituant l'OMC et se sont engagés à rejeter le recours au protectionnisme.
Concernant l’échec des négociations, la présidence française a eu raison de considérer qu'un accord n’était pas acceptable en l’état, dans la mesure où il ne comportait aucune avancée significative sur des éléments essentiels, en particulier la protection des appellations d’origine et la défense des intérêts industriels européens face aux grands pays émergents.
Il est heureux que l'agriculture n'ait pas été sacrifiée comme variable d'ajustement dans une négociation mondiale dont l'ambition en matière de commerce international a, à l'évidence, été surestimée tandis qu'ont été sous-estimées les capacités économiques, diplomatiques et, au fond, politiques des pays en voie de développement (Chine, Brésil, Inde, Mexique, etc.). A mes yeux, l'OMC a oublié son mandat de départ qui était un agenda de développement. Les premières victimes de cet échec seront les pays les moins avancés.
Ceci dit, je ressens un immense regret sur le fait que l'approche multilatérale du commerce international soit mise à mal. Au moment où la planète se complexifie et traverse une crise de confiance, alors que les perspectives de croissance et, donc, de progrès social sont fortes, il était très important de conserver cette dimension multilatérale du commerce international qui fait partie des valeurs défendues par l'Union européenne, contrairement à d'autres régions du monde qui privilégient le commerce bilatéral – dont on sait qu'il contient la loi du plus fort et qu'il va à l'encontre des nécessaires solidarités mondiales. La montée des égoïsmes nationaux et catégoriels rend, aujourd'hui, tout projet collectif très difficile, notamment sur le plan international.
Il faut, néanmoins, souligner que l'échec des négociations de juillet n'est pas imputable aux Européens mais à un désaccord entre l’Inde et les USA sur une clause de sauvegarde agricole.
Sur le plan institutionnel, je tiens à rappeler que le traité de Lisbonne accorde - une fois de plus ! - des pouvoirs plus étendu au Parlement européen, c'est-à-dire aux représentants des citoyens de l'Union, de part l'obligation pour la Commission européenne de faire rapport au Parlement sur l'état d'avancement des négociations. Par ailleurs, le traité de Lisbonne étend la codécision pour les mesures définissant le cadre dans lequel est mise en œuvre la politique commerciale commune.
En tout état de cause, il est nécessaire que l’Union européenne puisse s'exprimer d'une seule voix dans ces négociations complexes, où les accords s'obtiennent de haute lutte, quand ils n'échouent pas comme nous avons pu le voir en juillet dernier. Il nous faut un négociateur unique, mais la définition du mandat par les traités demeure floue : ainsi ne sont pas prévus les cas où le Conseil estimerait que le commissaire a outrepassé le mandat qui lui avait été accordé, ou la possibilité, pour le Conseil, de retirer son mandat de négociation à la Commission.
Le négociateur doit avoir une marge de manœuvre à l'intérieur de son mandat : l'Union européenne est faite de consensus et de concessions, ce qui est aussi le cas à l'OMC. Ce qui n'est pas acceptable, c'est que le négociateur tire parti de la liberté que lui donne son mandat pour orienter la négociation dans une direction non acceptée, par pure idéologie et non en recherchant un consensus maximal.
Cette orientation de Peter Mandelson a déjà été critiquée de toute part : de nombreux Parlementaires ont déclaré que Peter Mandelson était "incontrôlable" - alors que, dans l'ordre juridique européen, la Commission devrait être au service du Conseil et du Parlement ! Je note également la désinvolture avec laquelle Peter Mandelson traite le Parlement européen, notamment durant ses présentations devant la commission du commerce international, dont je suis membre, où il nous affirme avec mauvaise foi que ses relations avec la présidence française sont "excellentes". Même au sein de son équipe, un directeur général au commerce aurait été récemment surpris en train de le décrire comme un "visionnaire qui n'écoute pas", qui a accumulé les erreurs jusqu'à "effrayer les États-membres" .
Que Nicolas Sarkozy, président en exercice de l'Union européenne, rappelle au commissaire qu'il doit s'en tenir à son mandat n'a rien, vu ce contexte, de révolutionnaire ou de choquant. Peter Mandelson, au lieu de se draper dans une indépendance dont il ne peut se targuer, aurait dû, a minima, accepter le débat, dans lequel il aurait eu une place centrale. S'il est évident que ces négociations difficiles doivent demeurer confidentielles, les grandes orientations politiques devraient êtres discutées publiquement. Il n'est pas normal que la presse ou les milieux européens crient au scandale à chaque fois que sont critiqués Peter Mandelson, Charlie Mac Creevy, ou encore Jean-Claude Trichet, par ailleurs eux-mêmes notoirement fermés au débat. Toute responsabilité dans l'espace public doit avoir pour contrepartie l'obligation d'en rendre compte, selon un mode approprié – y compris en matière commerciale. C'est l'absence de débat, et non le débat, qui est préjudiciable.
La BBC a annoncé ce vendredi 3 octobre le départ de Peter Mandelson de la Commission européenne, qui rejoindrait le gouvernement britannique travailliste de Gordon Brown, ce qui a surpris plus d'un commentateur, tant les relations entre les deux hommes sont notoirement mauvaises.
Je ne regrette pas son départ, même s’il faut reconnaître que Peter Mandelson est un redoutable négociateur qui sera, de ce point de vue, difficile à remplacer.
L’avenir des négociations est très largement lié aux situations politiques aux USA, en Europe et en Inde et, ce, dans l'incertitude créée par les élections américaines, les élections européennes qui renouvelleront le Parlement européen et la Commission, et dans un contexte de crise financière mondiale.
Je termine en soulignant l’urgence que nous avons, au sein de l’Union européenne, à nous doter d’institutions réformées avec le traité de Lisbonne, notamment avec une présidence stable et davantage de démocratie avec l’augmentation des pouvoirs des parlements européen et nationaux. A cet égard les trois événements que sont l’échec des négociations devant l’OMC, le départ de Peter Mandelson, et la gestion des crises militaire (Caucase) et financière ont montré aux citoyens le rôle protecteur de l’Union européenne dans une planète qui se complexifie. Cela pourrait être des éléments nouveaux depuis le référendum irlandais, permettant d’espérer une modification des opinions publiques, et pouvant justifier une nouvelle consultation du peuple irlandais sur le traité de Lisbonne.
1: L'article 133 stipule notamment que :
3. Si des accords avec un ou plusieurs États ou organisations internationales doivent être négociés, la Commission présente des recommandations au Conseil, qui l’autorise à ouvrir les négociations nécessaires. Il appartient au Conseil et à la Commission de veiller à ce que les accords négociés soient compatibles avec les politiques et règles internes de la Communauté. Ces négociations sont conduites par la Commission en consultation avec un comité spécial désigné par le Conseil pour l’assister dans cette tâche et dans le cadre des directives que le Conseil peut lui adresser. La Commission fait régulièrement rapport au comité spécial sur l’état d’avancement des négociations.
Nous vous invitons à le retrouver sur son site.