La critique de la concurrence est devenue, en France plus que dans tout autre État membre de l'UE, un lieu commun du poujadisme souverainiste. La politique de concurrence serait un sous produit de l'ultra-libéralisme idéologique de la perfide Albion, avec la complicité d'eurocrates nourris au Financial Times. Dans ce contexte, le retrait de la mention d'une concurrence "libre et non faussée" dans le projet de traité de Lisbonne, en 2007, a été perçu à Paris comme un glorieux fait d'armes. Mais comme un sabotage à Bruxelles.
Mais de quoi parle-t-on quand on évoque la politique de concurrence? De l'ultralibéralisme prôné par l'École de Chicago? Le droit de la concurrence est par définition et par objet un outil régulateur! Un dogme d'eurocrate devenu finalité de l'UE? La libre concurrence est un pilier du marché commun et il est difficile de concevoir le fonctionnement de celui-ci avec des règles à géométrie variable selon les États.
Après avoir expliqué brièvement ses aspects essentiels, il convient de réfléchir aux arguments de nature à réconcilier les citoyens avec ce rouage clé du système communautaire.
1. Rappel des aspects essentiels de la politique de concurrence
La politique de concurrence, véritable police économique, concerne essentiellement deux acteurs: les États et les entreprises. Elle n'a qu'un champ: l'activité économique.
Objectif: garantir aux consommateurs et aux entreprises la meilleure offre possible (prix, innovation, etc.). À terme, cela favorise la compétitivité des entreprises européennes (économies d'échelle et nouveaux débouchés dans le cadre du grand marché, émulation concurrentielle, etc.).
1.1 Le contrôle des concentrations (contrôle a priori)
En cas d'acquisition, de fusion ou de création d'une entreprise commune par des entreprises actives sur le marché européen, quelle que soit leur "nationalité" (y compris extra européenne), et si elles atteignent certains seuils de chiffre d'affaires, elles doivent notifier l'opération auprès des services de la Commission européenne (DG Concurrence). Celle-ci effectue un contrôle visant à assurer que la nouvelle entité n'aura pas un pouvoir de marché tel (fortes parts de marché, détention de brevets essentiels, etc.) qu'elle pourra adopter un comportement anticoncurrentiel qui pourrait avoir des conséquences préjudiciables pour le consommateur (augmenter les prix, réduire la qualité de ses produits, etc.). Ainsi, la Commission a pu interdire, en 2001, la fusion entre General Electric et Honeywell (Aff. COMP M.5220 du 03/07/2001), affaire qui a connu un fort retentissement à l'époque (l'UE interdisait, pour la première fois, une opération concernant deux sociétés américaines, et pas des moindres).
1.2 L'antitrust et la lutte contre les cartels (contrôle a posteriori)
La Commission dispose de pouvoirs d'enquête (y compris au moyen de procédures comparables aux perquisitions avec des "descentes" dans les entreprises pour rechercher tout document (emails, notes, etc.) attestant d'un comportement illicite) et de sanction (soit une amende pouvant atteindre 10% du chiffre d'affaires des sociétés concernées) à l'encontre des entreprises adoptant un comportement anticoncurrentiel. La Commission se saisit d'elle-même ou bien elle est saisie par des plaignants.
L’antitrust : lorsqu'une entreprise adopte un comportement anticoncurrentiel en raison de sa position de marché (fortes parts de marché, détention de brevets essentiels, etc.), il s'agit alors d'un abus de position dominante (il faut comprendre que la position dominante en soi n'est pas condamnée, seul son abus est contraire au Traité, article 102). Les amendes imposées dans ce domaine font souvent la une de la presse.
La lutte contre les cartels : lorsque plusieurs entreprises s'entendent pour adopter un comportement anticoncurrentiel (dont la fixation de prix ou de quantités produites), il s'agit alors d'un cartel contraire à l'article 101 du Traité. La sanction est, encore une fois, une amende significative.
La Commissaire à la concurrence, Neelie Kroes (2004-2010), a pratiqué une politique d'amendes fortes comme arme de dissuasion pour les entreprises. Ainsi, la plus forte amende infligée à une entreprise concerne, à ce jour, la société Intel qui a été condamnée à verser un montant de 1.060 millions d'Euros (Aff. COMP/C3/37.990 du 13/05/2009) pour avoir découragé ses clients, au travers d'incitations abusives permises par son pouvoir de marché, de recourir à d'autres fournisseurs, dont AMD.
En matière de cartels, parmi les cas récents significatifs, la Commission a condamné, à hauteur de 990 millions d'Euros, plusieurs sociétés d'ascenseurs coupables de s'être entendues sur les prix et de s'être réparties des marchés (Aff. COMP/E1/38.823 du 21 février 2007).
1.3 Les aides d'État
Afin de ne pas fausser le fonctionnement du marché intérieur, le Traité prévoit que les États membres ne peuvent pas subventionner leurs propres entreprises au détriment des autres entreprises européennes. Toute aide doit être notifiée à la Commission pour son approbation. Suite à la crise économique mondiale, l’application de la politique des aides d’État a acquis une importance plus significative, et plus médiatisée que jamais (cas type des aides aux banques et aux constructeurs automobiles) et il semble que cette politique sera au cœur de l’agenda du nouveau Commissaire en charge de la concurrence (M. Joaquin Almunia).
La France, État interventionniste par excellence, notifie régulièrement des aides à la Commission. La plupart de celles-ci sont autorisées et la Commission a pris en compte le contexte de crise, comme ce fut le cas lorsqu'elle a reconnu, en 2009, la légalité du soutien accordé par l'État français aux équipementiers automobiles (à travers le Fonds de Modernisation des Équipementiers Automobiles).
1.4 Idées reçues à combattre
Il convient de rappeler des vérités souvent maltraitées dans les médias:
- le soutien étatique est possible en l’absence de discrimination fondée sur la nationalité et dans les cas prévus par des règlements d'exemption ad hoc (les domaines concernés par l'exemption sont énoncés dans le règlement (CE) n° 800/2008 du 6 août 2008; cela concerne l'innovation, l'emploi, la protection de l'environnement, etc.) ;
- le Traité n'impose aucune obligation en termes de régimes de propriété. Sur les marchés concurrentiels les États doivent agir par analogie avec un investisseur lambda (= rationalité économique de tout investisseur) mais aucune obligation de privatisation ou limite d'investissement ;
- la politique de concurrence n'interdit pas les champions nationaux mais le critère retenu c'est l'efficacité de la structure de marché et non la nationalité des acteurs qui la composent (sinon, de fait, cela aboutirait au cloisonnement des marchés nationaux) ;
- la politique de concurrence ne s'applique qu'à l'activité économique. La culture, l'éducation, le sport et toutes formes d'activités non commerciales ne sont pas concernées par la politique de concurrence. Ainsi, la Commission a-t-elle reconnu la légalité d'une aide de l'État français aux clubs sportifs professionnels (Aff. N118/2000 du 25/04/2001).
2. Argumentaire pour réconcilier les Français avec la concurrence
2.1 Apports microéconomiques de la politique de concurrence
La politique de concurrence est victime de son succès. Devenue très visible, elle est l'objet d'une attaque politique incessante: trop rigide, trop générale et trop libérale. Pourtant nombreux sont les bénéficiaires de la politique de concurrence.
2.1.1 Les consommateurs
La création du grand marché, l'ouverture à la concurrence (exemple des offres télécoms avantageuses comme le triple play, l’aérien, la téléphonie mobile, la banque en ligne, les communications internationales, etc.) et la sanction de cartels pratiquant des prix prohibitifs ont clairement été à l'avantage du consommateur. En termes de choix, de prix, d'innovation, le consommateur européen a connu une véritable révolution depuis une vingtaine d'années. Qui voudrait revenir au système antérieur?
2.1.2 Le marché unique
La politique de concurrence est un facteur clé de la réussite du marché unique. En assurant le respect des règles du jeu, il a permis le décloisonnement des marchés nationaux. Remettre en cause la concurrence porterait atteinte au marché unique. Or, le marché unique, produit de l'ère Delors, est un pilier essentiel de l'ensemble communautaire. Le menacer, c'est prendre le risque de porter un coup fatal au projet européen. Il faut donc dénoncer haut et fort ceux qui défendent une position populiste en la matière.
2.1.3 Les entreprises
Les protestations entendues aujourd'hui de la part des dirigeants d'entreprises contre Bruxelles font aujourd'hui florès. Pourtant, c'est précisément en luttant contre la tradition corporatiste française que l'UE a permis aux entreprises françaises de prospérer en France, en Europe et dans le reste du monde.
En effet, les entreprises, notamment françaises, ont énormément bénéficié du marché unique et des règles de concurrence qui le permettent. Bien avant les concepts de patriotisme économique et de champions nationaux, ou européens, la concurrence a permis aux entreprises de sortir de marchés cloisonnés pour faire de l'UE leur véritable marché domestique. Aujourd'hui, près d'un tiers des 100 plus grandes entreprises européennes sont françaises (soit davantage que l'Allemagne ou le Royaume-Uni). Les entreprises du CAC 40 sont devenues des leaders au plan mondial et les PME ont pu profiter des facilités du grand marché (n'oublions pas que l'essentiel de nos échanges sont intra-européens).
2.1.4 Les salariés
Les salariés sont parfois considérés au mieux comme les oubliés, au pire comme les perdants de la politique de concurrence. C'est doublement faux. En matière d'aides d'État, par exemple, l'UE autorise et encourage les États à soutenir l'emploi et la formation des salariés. Quant aux licenciements, ils ne sont pas la résultante de la politique de concurrence. Celle-ci assure que les entreprises soient performantes, ce qui est la meilleure garantie de l'emploi sur le long terme. En revanche, la concurrence n'a aucun lien avec la financiarisation à outrance et la multiplication des fusions/acquisitions.
2.2 Apports macroéconomiques de la politique de concurrence
2.2.1 La politique de concurrence, un élément de démocratie économique
Il est souvent rappelé que les entreprises multinationales peuvent être aussi puissantes que des États. Dans ce contexte, il convient d'assurer le pluralisme des opérateurs économiques, de la même façon que la démocratie garantit le pluralisme des expressions politiques.
Les concentrations d’ entreprises peuvent menacer ce pluralisme économique. Les pourfendeurs de la politique de concurrence sont aussi, parfois, ceux qui dénoncent cette domination des grandes entreprises. Or, qui a osé, par exemple, remettre en cause la position de Microsoft et d'Intel?
Le cas de Microsoft est sans doute le plus emblématique de la capacité de la Commission à contrôler le respect des règles du jeu concurrentiel (Microsoft est l'objet de plusieurs procédures dont l'une, relative à la vente liée de "Windows Media" avec le logiciel Windows, s'est conclue par amende de 497 millions d'Euros infligée en 2004 (Aff. COMP/C3/37.792 du 24/05/2004).
La Commission sanctionne donc le comportement prédateur des entreprises dominantes, assurant ainsi, au-delà du gain immédiat pour le consommateur, que les opérateurs économiques, mêmes très puissants, ne puissent pas se soustraire à des objectifs d'intérêt public. C'est cela aussi le respect de l'État de droit.
2.2.2 La politique de concurrence, un instrument de régulation
La concurrence est associée à la dérégulation libérale. C'est un contresens majeur! Dans une économie de marché, la concurrence garantit que tous les acteurs respectent les règles du jeu économique. Il y a peu de domaines où le contrôle public est aussi fort que dans le domaine de la concurrence. Par exemple, lorsqu'une entreprise notifie une acquisition à la Commission, elle ne peut mettre en œuvre son opération d'achat qu'après avoir reçu le feu vert de la Commission. La concurrence est donc le contraire du capitalisme sauvage; elle est un instrument de régulation qui veille à ce que les entreprises ne disposent pas d'un pouvoir de marché extravagant. La meilleure preuve de l'efficacité de ce système de régulation est l'acrimonie qu'il suscite chez des acteurs aux intérêts contradictoires (syndicalistes, dirigeants d'entreprises, etc.), à la façon d'un arbitre à qui l'on reproche ses propres insuffisances.
2.2.3 La politique de concurrence, un outil de politique industrielle européenne
En matière de politique industrielle, les moyens de l'UE sont limités. Les autorités monétaires sont indépendantes et les capacités budgétaires de la Commission sont limitées. La politique de concurrence est aujourd'hui considérée comme un simple ensemble de règles contraignantes mais cet outil pourrait être utilisé pour stimuler l'économie européenne. Par exemple, le contrôle des concentrations pourrait davantage intégrer des facteurs comme l'innovation et on s'oriente de plus en plus vers un contrôle au cas par cas et non per se (pas seulement des critères rigides comme les parts de marché, mais également les bénéfices potentiels apportés par la concentration, etc.). En matière d'aides d'États, les règlements d'exemption permettant l'octroi d'un soutien financier peuvent constituer des outils propres à favoriser l'existence d'un tissu industriel. Il existe de nombreux cas où les aides ont été autorisées pour des motifs d'intérêt général (par exemple, la Commission a reconnu la légalité d'une aide de la France destinée à soutenir l'emploi des jeunes en entreprises (Aff. N118/2000 du 02/10/2002).
Mais surtout, la concurrence constitue un « aiguillon » qui incite les entreprises à devenir plus compétitives, non seulement au niveau du marché commun mais également face aux concurrents mondiaux. Les politiques de concurrence vont à l’encontre de la segmentation et du partage des marchés au niveau de l’UE, et des soutiens à fonds perdus d’entreprises non compétitives. Cette stimulation, parfois source de tensions à court terme, est le meilleur garant de la compétitivité de l’industrie européenne et de sa capacité à affronter ses concurrents internationaux. Elle va donc dans le sens d’une industrie européenne forte et efficace.
Il appartient donc au politique de se saisir des instruments offerts par la politique de concurrence afin que celle-ci réponde davantage à l'intérêt public européen.
Conclusion
La politique de concurrence n'a jamais été une fin en soi; comme toute politique publique, elle est au service des citoyens.
Son objet est de favoriser une efficacité accrue de l'économie européenne et il est indéniable que les résultats sont, si l'on en dresse un bilan objectif, concluants en terme de régulation. Toutefois, à l'image du projet européen, les bénéfices de la politique européenne de concurrence sont mis sous le boisseau et la critique est vive quant à ses insuffisances. Nier celles-ci, par principe, serait une erreur. Néanmoins, il convient d'une part, de reconnaître les apports de la concurrence, et, d'autre part, d'encourager les décideurs politiques à s'en emparer comme instrument régulateur au bénéfice de tous et non d'intérêts catégoriels, en fixant, débattant et faisant évoluer si nécessaire les règles qui la régissent. C'est ainsi que nous légitimerons la politique de concurrence auprès des citoyens, puisque c'est de cela dont il s'agit.