L’Europe a longtemps été une « communauté » avant de devenir, partiellement avec le traité de Maastricht, puis complètement en 2010 avec Lisbonne, officiellement une « union ».
Àdire vrai, je préférais l’ancien terme de « communauté », qui reflète une réalité plus subtile. Comme dans toutes les expériences collectives, l’UE connaît une tension –féconde- entre le groupe et les entités qui le composent ; en l’occurrence, entre l’Europe et ses États-membres. Le mot de « communauté » contient cette idée de tension, comme on parlerait d’une communauté d’artistes ou d’une communauté urbaine. À l’inverse, le mot « union » semble écraser l’ensemble, faire peu des cas des membres qui le constituent, comme s’il s’agissait d’une unité radicale, ce qui est assez peu réaliste.
Comme le disait Jacques Delors, l’Europe est un OPNI : un « objet politique non identifié ». Ce n’est ni bien sûr un État-nation, ni un empire, ni une cité-État (les trois catégories classiques). Mais ce n’est pas non plus un État fédéral ni une confédération. Pourquoi ?
Si l’UE était une simple confédération, elle n’aurait qu’un traité commun, des institutions minimales et le droit central ne s’imposerait pas aux membres. Or le droit de l’UE prime sur le droit national. Surtout, l’Union a déjà 5 politiques fédérales à son actif (la concurrence, la politique commerciale, l’euro, la politique douanière et une dernière qui concerne les ressources halieutiques).
Si l’Europe était un État fédéral, la compétence appartiendrait a priori au pouvoir central, qui la délèguerait aux États fédérés sur des points précis, comme en Allemagne. Or actuellement, c’est l’inverse, dans la mesure où les États détiennent la compétence, et la délèguent à l’Union de leur propre chef : ce point a même été renforcé avec Lisbonne (« toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États-membres »). Dans un État fédéral, le budget commun serait conséquent. Et les Etats ne pourraient quitter l’Union (cf. la guerre de Sécession américaine), alors que le nouvel article 50 du traité de Lisbonne permet, justement, une séparation amiable.
En somme, l’UE est plus qu’une confédération et moins qu’un État fédéral. D’où l’expression intermédiaire de Schuman, d’une « fédération », reprise par Delors dans sa célèbre formule de « fédération d’Etats-nations ». Alain Minc, lui, parlait d’ « Empire démocratique ». En fait, les mots manquent pour décrire la situation.
En tant qu’OPNI, l’UE se plaît à compliquer encore l’analyse : les « coopérations renforcées », par exemple, sont à la fois une voie de progrès pour l’Union (cf. le brevet européen) mais tendent à créer des mini-confédérations (ne concernant que certains Etats) à l’intérieur de l’Union. Par ailleurs, avec l’euro, la plus fameuse des politiques fédérales, on s’oriente en même temps vers une architecture en « cercles concentriques ». Sans parler des « noyaux durs » et autres « groupes pionniers ».
Comme l’analyse Nicolas Tenzer, si « l’Europe a une valeur et une portée politique, […] ce n’est pas une entité politique au sens constitutionnel du terme ». Plus encore, « il ne saurait y avoir de perspective sérieuse d’Etats-Unis d’Europe » (La France a besoin des autres, 2012, p. 103), parce qu’à 27 ou 30, le projet devient impossible à réaliser ; il nous invite donc à abandonner le mythe d’une Europe politique.
Est-ce parce que l’architecture de l’UE ne correspond à aucun modèle que nous faisons fausse route ? Faut-il absolument se donner un but officiel qui soit déjà théorisé par la science politique ?
S’il faut que la crise de la dette se résolve par un budget de type fédéral capable d’amortir les chocs conjoncturels, bâtissons-le. Mais ne faisons pas aussitôt de l’Europe un projet fédéral : la construction européenne est trop délicate et ses citoyens sont trop susceptibles pour s’accommoder de catégories aussi radicales. Si nous cherchons en permanence, et dans une certaine douleur, les bons compromis entre le centre et la périphérie, entre les Etats et les citoyens, entre la Commission et le Conseil, entre approfondissement et élargissement etc., c’est que la tâche nécessite de fines mises au point. C’est aussi l’honneur de l’Union que de travailler à bâtir un ouvrage politique neuf, unique, jamais réalisé encore dans toute l’histoire de la politique internationale.
Pierre Vive
Voir aussi: 1) Faut-il être fédéraliste ?
3) Faut-il être fédéraliste ? Attention à l’effet boomerang !
4) Faut-il être fédéraliste ? Ce qu’il nous faut, ce sont des projets !